Balade en Novlangue : le Nouveau Centre de Saint-Malo

Du 14 au 22 mars s’est déroulée, cela ne vous a pas échappé (si ?), la Semaine de la langue française et de la francophonie. Le Malotru célèbre l’évènement…

Imgp0541 1Le Malotru a mille raisons de s’énerver et celle-ci pourra paraître bien mesquine face aux grandes questions qui agitent –ou non- notre cité et sa région. Et pourtant… « Les grands changements se font à pas de colombe », écrivait Nietzsche. Pour le meilleur et pour le pire, pourrait-on ajouter.  Dans les années 30, un juriste allemand, Viktor Klemperer,  chassé de son poste par les nazis, parce que juif, se mit à noter les changements imperceptibles qu’il pouvait observer au quotidien dans la langue allemande. Publiées en 1947 -dans l’indifférence générale-  sous le titre L.T.I Lingua Tertii Imperii (La Langue du Troisième Reich), ces analyses constituent  aujourd’hui pour les historiens  une source sans égale pour tenter de comprendre comment une  hégémonie  linguistique a très largement contribué à forger  une hégémonie politique. Autrement dit, comment  les nazis ont détruit la démocratie allemande en détruisant délibérément sa langue et en lui substituant la leur.

Il est clair que le hold-up néo-libéral qui signe ce que certains appellent la « mondialisation » -heureuse ou non- n’a évidemment rien à voir avec la violence totalitaire ou le projet génocidaire des nazis. Mais il est notable que notre environnement quotidien, notamment, linguistique, évolue à Saint-Malo même, de façon bizarre,  à notre insu, et peut-être même  à l’insu de ceux-là même qui sont les acteurs de ces mutations. Dans quelle direction ? Pour promouvoir quel monde?

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Une simple promenade -que chacun peut reproduire- autour de La Grande Passerelle,  la Médiathèque qui fait aujourd’hui la fierté de la cité malouine- achèvera de nous convaincre.  Pas besoin de théorie du complot ou de thèse sociologique sophistiquée,  mais il se passe indéniablement  quelque chose autour de ce haut lieu culturel. Ce « quelque chose », à sa manière, traduit peut-être la transformation évoquée ci-dessus : La langue des vainqueurs de l’Empire marchand est aux  portes mêmes de ce que certains malouins d’un autre siècle nomment avec fierté « notre Maison de la Culture »… 

De nombreux médias, à juste titre,  se sont émus récemment de voir  des édiles, comme Robert Ménard, par exemple (ancien Directeur de Reporters Sans Frontières devenu allié du  F.N) renommer  en « bleu marine » des rues de leur ville. On a pu ainsi remplacer des noms de résistants par celui d’un ancien OAS, général félon transformé en héros. Il s’agit là de décisions qui, certes,  affectent l’environnement de chacun dans la ville, mais au moins sont-elles  clairement politiques et idéologiques, votées et assumées comme telles.  Rien de tel pour d’autres décisions, privées celles-là, qui affectent néanmoins nos perceptions et notre expérience quotidiennes : Qui s’émeut de voir nos rues se remplir d’enseignes et de dénominations commerciales rédigées dans un sabir qui a bien peu à voir avec le français, ni même, il  importe de le dire, avec la langue de nos amis d’Outre-Manche ou d’Outre-Atlantique ? Combat d’arrière-garde, « réac », bobo rétro ? Pas sûr. Quelle logique anime ces « nouveaux commerçants » qui  cèdent à cette étrange fascination du « globish » au point d’accoler, allez le vérifier, « Casino Shop » à la plaque signalant la « Rue Nicolas Bouvier », insultant ainsi la mémoire de l’écrivain-voyageur Helvète, orfèvre de notre langue et citoyen du monde ?

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La médiathèque La Grande Passerelle, lieu culturel par excellence, cerné par le « globish » marchand

Commencez votre déambulation par l’Avenue Jean-Jaurès. Nos souverainistes de droite ou de gauche s’y sentiront à l’aise. A quelques exceptions près, « ça sent bon la France », diront même les archéo-chiraquiens qui se rappellent « le bruit et l’odeur »  dont Zebda a fait ses choux gras. ..  La Maison du Peuple, dont on souhaite vivement la restauration, a même acquis  ses lettres de noblesse littéraires avec le briochin Jean Guillou, l’ami de Camus. Le Goéland, dont le rôle social est aussi bien réel,  y a son siège, et signale en enseigne son appellation bien malouine.  La BNP-Paribas est là également  et ajoute « Banque de Bretagne », faisant oublier au chaland ses turpitudes financières mondialisées…  Avec le Crédit Immobilier de France, et peut-être même Breizh-PC,  le gaulois ou le breton le plus râleur se sent  encore à l’aise… En tournant à droite, et en rejoignant ainsi l’Avenue Anita Conti, on est encore en terrain connu. Cette sublime figure de femme, si proche des marins qu’elle photographia et côtoya dans les pires conditions, a toute sa place dans cette artère où l’enseignement catholique local, à travers le Collège Moka, fièrement présenté sur son vaste pignon, a annexé une page glorieuse de l’histoire des conquêtes malouines et du quartier.  Lycée des Rimains et Notre-Dame-des-Flots, est-il  également arboré,  clin d’œil à celles et ceux qui ont suivi naguère les manœuvres  immobilières diocésaines… Bref, on est bien à Saint-Malo, et d’ailleurs la Gare TGV-Gare de Saint-Malo apparaît alors au promeneur qui se dirige vers la Grande Passerelle dont la forme massive se dessine alors à tribord…

Et là, dès l’arrêt du bus, au tournant de la rue Nicolas Bouvier (paix à ses cendres !),  les choses se gâtent, vous entrez dans une contrée étrange, étrangère peut-être même, une autre époque à coup sûr.  La déferlante globish vous saisit dans toute sa violence, qu’on en juge :  Europcar,  Newquay B,  Streetfood/Subway  Puis les pizzerias entrent dans la danse :  On pourra pardonner Barapizza dont  le bon goût, à défaut de celui des pâtes, n’est pas nécessairement partagé, mais que dire de  Authentic Pizza ? Pathétique plus qu’authentique, diront certains. Tout cela sans vergogne  sous les hautes façades vitrées de la Grande Passerelle où s’accumulent en libre accès public les trésors de la littérature, du cinéma et de la culture non seulement francophone mais mondiale, et bien loin, en tout cas, de cette sinistre flatterie plus populiste et marchande qu’autre chose.

Jusqu’au Rond-Point de l’ancienne gare, ce festival, qui a bien peu à voir avec le Baudelairien Etonnants Voyageurs,  se poursuit:  InterHome, Yourtrendyshop (vêtements, chaussures, cela va de soi), My Feet (chaussures, oui, vous avez gagné), etc

Un repos salutaire sera alors plus ou moins apprécié avec Saveurs du Large qui mériterait un oscar de la résistance dans ce paysage, puis La Piccoline, l’inénarrable clin d’œil  Miamiathèque et quelques autres boutiques sans esbroufe, à l’exception notable de Swag et de l’inévitable Casino Shop déjà cité.

Belle et étrange accumulation, tout de même, que ces appellations aux sonorités faussement anglo-saxonnes qui semblent plus relever d’un marketing mimétique, d’un comportement moutonnier, d’un effet de show-biz et de buzz que d’une stratégie originale de commercialisation. D’ailleurs, à l’évidence, si on en juge par le nombre de magasins déjà fermés ou à vendre, cela n’assure absolument pas le succès commercial et financier de ces échoppes. Alors, pourquoi ?

La Rue Théodore Monod, de l’autre côté de la Grande Passerelle, n’échappe pas à cette bizarre contagion : Green Spirit, créateur végétal remporte la palme, suivi de près par Concept Vélo the StoreSafi by night et Best Western Balmoral clôturent ce défilé.  Quelques enseignes d’institutions publiques ou parapubliques sauvent l’honneur de notre idiome national : Bureau information Jeunesse et Point-logement Jeunes… 

Heureusement, se rassureront certains, la Médiathèque maintient haut l’esprit et la culture qui n’ont peut-être jamais paru aussi nécessaires en cette période de mutation et de naissance d’un nouveau monde. Et c’est vrai que les citations inscrites sur le mur de la Rue Théodore Monod, trop souvent négligées par le passant pressé, sont une des plus belles réalisations de la Grande Passerelle. En français ou traduites de leur langue d’origine, en breton même (Per Dolier), elles proposent de bien belles échappées signées des classiques (Hugo, Baudelaire, Rimbaud…) mais aussi de modernes et de contemporains ( Larbaud, Kessel, Vercel,  Le Clézio, Lacarrière…), mêlant vivants et disparus comme autant de précieux viatiques pour une mondialisation réelle, bref l’appel à l’universel et à l’humanité réconciliée.

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La culture « sanctuarisée » ? Quand « doux commerce »  et « Pôle culturel » font bon ménage

Pendant des années la médiathèque a été un serpent de mer de l’actualité malouine. Ce n’est faire injure à personne de rappeler que René Couanau inaugurait ici ou là médiathèques et centres culturels pendant que les malouins attendaient toujours leur « lieu culturel ». Il lui arriva même de s’interroger publiquement sur la nécessité d’un tel lieu à l’heure où les nouvelles technologies de l’information permettaient virtuellement à chacun de s’approprier la culture mondiale… Le projet architectural finit par émerger, et,  comme cela arrive fréquemment aujourd’hui depuis l’exemple iconique de Bilbao, le « contenant » finit par l’emporter sur le contenu. La transition municipale, avec la défaite de l’équipe qui avait assuré la naissance et la maîtrise du projet, a bien peu contribué à en asseoir  les fondements culturels, déjà si mal assumés.

C’est ainsi qu’on entendit, toujours à propos de la Médiathèque,  un candidat, élu depuis, assurer que les ordinateurs avaient tout de même un attrait plus réel pour les jeunes que les livres… Il ne s’agit pas de contester cette assertion mais est-ce le rôle des responsables politiques d’aller dans le « sens du vent », à moins de croire à un « sens de l’histoire » dont beaucoup de marxistes eux-mêmes sont revenus !  Le nouvel adjoint à la culture, Jean Bories, reconnut très tôt (Le Pays Malouin 22 05 14) qu’il n’aimait pas la « culture coincée », et on ne peut que souscrire à cette affirmation ainsi qu’à sa définition de la culture comme « bien commun ». Une inflexion particulière, cependant, suit ces propos lénifiants : Il affirme « souhaiter réunir culture et économie, dont les frontières sont poreuses ». Plus loin, il parle de « positive attitude » et signale que l’espace qui aurait dû être dédié à la salle d’expo, n’est pas conçu pour, d’où l’idée d’en faire … « un espace de co-working ».

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Le ver est-il dans le fruit ? Considérations toujours linguistiques…

Nous laisserons à d’autres la critique éventuelle de ce qui peut s’interpréter comme une dérive du projet culturel initial. Ce qui nous intéresse ici, c’est, dans la continuité de notre balade, la perception du langage utilisé par les promoteurs actuels de cette Grande Passerelle comme symptôme éventuel d’une évolution générale de notre société, ici comme ailleurs. Le « Pôle culturel » aurait pu devenir, sinon un oasis protégé des vents marchands, au moins un espace où la langue française, sans aucune volonté de nationalisme étroit, bien sûr, aurait été respectée et même promue avec un certain plaisir. Le succès, bien au-delà des espérances, des emprunts de livres, notamment par les jeunes, confirme cependant que le projet de faire de ce lieu un espace « business-fri endly » a surtout engendré une résistance culturelle de fait, un « plébiscite de tous les jours »…

Ce que nous avons observé à l’extérieur, cette intrigante prévalence du sabir marchand « globish », se retrouve aussi à l’intérieur, au moins dans le discours de certains promoteurs ou occupants du lieu : Job-Board (Ouest-France 17-18 05 14), Open Space, Co-Working pour tous (Ouest-France 18 09 14) CamBuzz, Mini startup day, Saint-Malo mini Maker Faire (Ouest-France 03 04 15) Intégrer le digital, un signal fort (Pays Malouin, Lettre Ouverte de D.Busso 25 09 14). Il semble d’ailleurs que ce dernier, présenté comme entrepreneur du numérique, PDG d’Happy Blue Fish (Saint-Malo Magazine N°122) et membre de Digital Saint-Malo, lancé par crowd-funding, bien sûr, prise beaucoup ce lexique hi-tech  politiquement correct et économiquement  convaincant. Là est peut-être une des pistes à creuser… Digital est-il plus élégant que numérique ? En tout cas, il semble que toutes les pages locales s’ouvrent volontiers à ce type d’acteur emblématique de cette mondialisation heureuse par le marché et l’ordinateur, mais aussi par un idiome commun aux élites auto-désignées dans le monde de la technologie et de la finance. Les « petits commerçants » évoqués ci-dessus n’en  sont peut-être que les suiveurs sidérés et victimes de cette mode. Oui, comme l’assurent eux-mêmes ces nouveaux malouins, un nouvel « eco-système », avec ses French Tech et ses start-ups, se met en place au cœur de la cité. Du local au global. Au profit de qui ? Au détriment de qui ? L’exclusion aussi se fait par la langue…

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 Petit rappel en guise de conclusion : « La langue de la République est le français ». Admirable concision de notre Constitution. Qui s’en soucie à l’heure où un « hold-up » linguistique s’opère sous nos yeux sur le beau mot de « Républicain » ? Que fait la police ?

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