Ce jour-là, j’ai senti le mufle de la bête…
- Le 11/03/2024
- Dans Démocratie
Haine et démagogie, Badinter 2007
Je me souviens… En compagnie d’ un ancien d’Attac Pays Malouin-Jersey
Il n’est plus chrétien depuis longtemps, mais de son éducation chrétienne il a gardé le pardon des offenses, le pardon mais pas l’oubli. Ainsi, il n’a pas souhaité nous donner le nom de cet éminent homme politique au cœur de l’épisode qu’il a bien voulu évoquer avec nous quelques jours après l’hommage rendu à Robert Badinter par Emmanuel Macron.
Le pardon mais pas l’oubli
Ce député jouissait d’une réelle popularité dans sa circonscription et semblait même parfois s’amuser à se jouer de son opposition dans des joutes verbales homériques où pouvait parfois percer un évident plaisir à humilier ses adversaires. L’homme savait, d’un autre côté, flatter ouvertement celles et ceux dont il connaissait le statut social, la profession, l’aisance intellectuelle, en tentant d’établir avec eux une connivence de bon ton, même et surtout s’ils ne partageaient pas ses orientations politiques. Ces mêmes personnes pouvaient penser à bon droit qu’il leur exprimait ainsi un certain respect et, en retour, lui exprimaient généralement un respect sincère au-delà des divergences politiques et idéologiques parfois très marquées.
Tel était le cas de notre interlocuteur qui, au fil des années, bien qu’étant membre de l’association Attac, entretenait une sorte de conversation avec le député chaque fois qu’ils se rencontraient lors d’évènements publics, salon des associations, inauguration d’un lieu public, etc. Lors d’une de ces rencontres, ce député n’hésita pas à s’arrêter au stand du comité local Attac pour déclarer sa flamme en ces termes : « Mondialisation sans limite, évasion fiscale, contrôle des flux financiers… c’est vous qui avez raison, bien sûr, ça ne peut pas continuer. Tenez, quand je prendrai ma retraite, je vous rejoindrai ! ». À l’invitation amusée qui lui était faite par notre ami, de prendre sa retraite illico, il répondit par un grand éclat de rire en frappant chaleureusement l’épaule de notre attacien…
D’où l’immense surprise de ce dernier lors de l’évènement qui donna lieu à ce qu’il éprouva comme un choc réellement inattendu en 2007…
Ministère de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale…
Élu dans un fauteuil depuis des années, le député sentit sans doute en 2007 que les élections seraient plus délicates que jamais dans un contexte où la droitisation « sarkozienne » pouvait lui aliéner certains soutiens traditionnels parmi un électorat souvent décrit comme chrétien-démocrate, modéré, anti-communiste certes mais d’orientation sociale et même progressiste dans certains domaines. Quelques années après 1981 et avec le souvenir encore récent des « socialo-communistes » au pouvoir, beaucoup de ces gens-là ne pouvaient encore prononcer le nom de l’ancien président qu’avec l’élision qui disait tout de leur ressentiment : Mitt’rand. Et le simple nom de Badinter hérissait le poil de beaucoup d’entre eux…
Déjà, le « en même temps ». En mai 2007, Nicolas Sarkozy et François Fillon venaient de créer le ministère de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale… Alors que plus tard, en 2011, ils iraient panthéoniser Aimé Césaire.
La scène se déroule précisément en pleine campagne pour les élections parlementaires de 2007. Notre député bat les estrades, même si, comme de coutume, il est quasi-assuré de sa réélection. Le contexte national est tendu. Chasse, pêche, nature et traditions (CPNT), mouvement créé en 1989, ne marque pas que les esprits : le populisme d’extrême-droite pousse déjà sa corne, en particulier dans certaines communes rurales toutes proches. C’est à cette époque que notre ami attacien se rend, un peu naïvement certes, à une soirée électorale du député sortant ignorant combien ce dernier, avec le sens politique qui le caractérisait, était bien décidé à cajoler l’électorat tenté par le vote « protestataire », euphémisme d’alors pour parler du Front National en particulier (devenu R.N en 2018). Au prix de quelques excès, si nécessaire, pour faire chavirer la salle et se gagner les faveurs de ces précieux électeurs…
Et ce soir là, notre député fait vraiment très fort dans la démagogie. La salle est pleine, la tension est sensible, quelques slogans, des cris bien peu amicaux à l’égard du député sortant, se font entendre. Mais en quelques minutes l’orateur sort le grand jeu dont il est coutumier : Il rappelle ses combats puis il énumère ses projets en laissant entendre qu’il a un accès direct aux décideurs politiques « en haut lieu » etc. Il n’oublie pas de glisser au passage un large couplet sur la nécessité de défendre notre culture et nos traditions contre les risques du terrorisme islamiste qu’il distingue bien de l’Islam comme religion, certes, mais chacun entend ce qu’il veut entendre…
Vient alors le moment des échanges avec la salle. La même efficacité s’observe dans les réponses, souvent émaillées de « bonnes blagues » qui font rire le public.
« Un intellectuel. Vous savez comme Robert Badinter... »
Et puis arrive la question de notre ami qui croit faire entendre une petite musique un peu différente en dépassant les enjeux strictement locaux. Il est loin d’imaginer alors la tempête qu’il va déchaîner. Micro en main, serré par une foule compacte, il se lance après s’être présenté comme prenant la parole au nom du mouvement Attac :
« Monsieur le Député, vous avez parlé dans votre discours de carte d’identité nationale, Non, monsieur, cela n’existe pas, votre lapsus est significatif, il est surtout étonnant pour un Représentant de la République ».
Premiers remous dans la salle, « on s’en fout »…
Notre ami sort alors sa carte d’identité, s’accroche au micro qu’on tente de lui reprendre, et lit d’une voix forte au dessus du brouhaha qui enfle :
« carte nationale d’identité… Il n’est nullement question d’identité nationale, monsieur le Député. Connaissant l’humanisme et la tradition chrétienne-démocrate dont vous vous réclamez, permettez moi de m’étonner de vous voir revendiquer un soutien total à ce gouvernement qui crée un Ministère intitulé Ministère de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale…, termes qui rappellent douloureusement certaines années sombres de notre histoire... ».
Les hurlements, la bousculade qui le fait presque tomber à terre, l’empêchent de poursuivre. On lui arrache le micro en lui assénant des coups de pied et en le repoussant. L’orateur se dresse et reprend la parole en feignant de calmer la foule : « Non, écoutez-moi, écoutez. Je connais ce monsieur, c’est - léger silence- un… intellectuel ! ».
La foule comme excitée par ce mot se déchaîne : « À Moscou, sale coco ; fous le camp d’ici, petit merdeux ! », il entend distinctement une voix toute proche : « On va te casser la gueule, casse toi ! ».
Et là, faussement magnanime, l’orateur reprend le micro et fait silence avant d’ajouter :
« Oui, un intellectuel. Vous savez comme Robert Badinter… ».
Hurlements, cris, jaillissent alors de tous les coins mais l’homme se reprend et ajoute, tout sourire comme triomphant d’avance de sa bonne blague :
« Oui, vous savez, Badinter, celui dont on peut dire : Avant lui un enfant qui tuait son père était un parricide, un criminel, maintenant c’est un orphelin ! »
…déclenchant une salve d’applaudissements, de grands éclats de rigolade comme dans une fin de banquet bien arrosé, l’extase… Notre ami est expulsé manu militari vers la sortie sous les quolibets, les coups de poing pendant quelques courtes minutes qui lui semblent une éternité. Seules quelques femmes près de la sortie lui demandent « ça va, vous allez pouvoir conduire ? ». Des témoins se souviennent encore de la pâleur de son visage et de ses yeux exorbités, hagards…
Ce jour-là j’ai compris…
« Ce jour-là, ajoute notre interlocuteur, j’ai senti le mufle de la Bête, la haine qui jouit d’elle-même et de l’humiliation de l’Autre, le fascisme dans ses œuvres ». L’émotion est encore présente à la simple évocation de cette scène. Après avoir marqué un silence, il ajoute :
« Ce jour-là j’ai compris de manière très concrète comment dans certaines circonstances des puissants deviennent des fauves, comment le libéralisme critiqué, même très modestement, peut en un tournemain montrer sa nature profondément autoritaire et violente. Il faut si peu de chose pour réveiller la Bête... ».
L’échange semblait prendre fin quand tout soudain lui revint en mémoire ce que son propre père lui avait raconté quelques années auparavant lors du choix de Robert Badinter par François Mitterrand comme Ministre de la Justice. Ce père, nous assura t-il, n’était pas particulièrement mitterandolâtre : il parlait lui aussi du Président en prononçant Mitt’rand, Mais l’homme, profondément chrétien, n’avait rien d’un antisémite. Et il avait exprimé sa surprise, le mot est faible, à son fils, notre ami attacien, quand une personnalité politique locale, qui avait même jadis joué un rôle national, avait au cours d’une conversation réglé le sort de R. Badinter en quelques mots : « Hmm, Badinter ? Cet homme n’est simplement pas des nôtres. Moi, je n’ai pas été baptisé au sécateur… ».
Haine et démagogie, Badinter 2007
Cela semble lointain, on vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, comme le dit la chanson.
L’histoire suggère cependant que la brutalisation du discours précède parfois la brutalisation tout court. Notre période historique, ici même en France, n’est pas avare de démagogie et de brutalisation ; sémantique d’abord, cette brutalisation ne tarde pas à devenir tout à fait physique.
Lorsqu’un Cyril Hanouna insulte un député en direct sur le plateau d’une chaîne TV Bolloré (« Espèce d'abruti, si t'es député c'est grâce à nous,… T'es une merde »), et que ce député se voit contraint de quitter le plateau sous les huées de la foule, on peut, en effet, s’inquiéter.
Cela devient plus inquiétant encore lorsqu’une figure gouvernementale, aspirant déclaré à la fonction suprême, utilise à plaisir le mot « terroristes » pour qualifier des militants écologistes («écoterroristes») quand ils ont recours à des actions de désobéissance civile, avant de lâcher sur eux ses troupes de répression avec des armes d’une grande violence. Cette criminalisation et cette répression s’inscrivent d’abord dans le discours politique et dans des récits médiatiques. Ce ministre ne fait que donner suite aux anathèmes envoyés aux activistes écologistes depuis des années, des « Khmers verts » aux « ayatollahs de l’écologie » en passant par les « djihadistes verts ».
« La répression que subissent actuellement en Europe les militants écologistes qui ont recours à des actions pacifiques de désobéissance civile constitue une menace majeure pour la démocratie et les droits humains », alerte le rapporteur spécial des Nations Unies sur les défenseurs de l’environnement, le Français Michel Forst, dans un rapport publié mercredi 28 février 2024. Nombre de médias, indique le rapport, utilisent cette rhétorique de la délinquance (« radicaux »,« extrémistes », « violents ») et contribuent à diffuser dans l’opinion l’idée que les mouvements environnementaux doivent être combattus comme des organisations criminelles. Se trouvent ainsi banalisées des mesures d’enquêtes et de surveillance habituellement réservées à la criminalité organisée avec mises sur écoute, filatures, perquisitions, arrestations, détentions provisoires… et bientôt peut-être la généralisation du dispositif de reconnaissance faciale légitimé par la sécurité des Jeux Olympiques.
Aujourd’hui les législations elles-mêmes accompagnent, notamment, la criminalisation des militants de l’environnement. Au Danemark, les « extrémistes climatiques » figurent sur la liste des « menaces terroristes ». En Espagne, Extinction Rébellion est considéré depuis 2022 comme une organisation relevant du « terrorisme international ». En Italie, un militant risque désormais jusqu’à six mois de prison s’il pulvérise de la peinture lavable ne serait-ce que sur le verre ou le cadre d’un tableau. Pour Michel Forst, le rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement, « les États créent un climat de peur et d’intimidation » qui a un « effet dissuasif sur la capacité de la société à faire face à la crise environnementale avec l’urgence requise ».
Mais au-delà de ces militants de l’environnement qu’en sera t-il, demain, des autres « catégories » de citoyennes et de citoyens, ciblées par des pouvoirs désireux d’éteindre toute opposition, toute contestation ? La Droite extrême, parvenue au pouvoir et, peut-être même par des voies démocratiques, n’aura sans doute aucun mal à chausser les bottes de ses prédécesseurs…