Éléments d'actualité fiscale - Décembre 2023-Janvier 2024

L’actualité de ces dernières semaines ne permet pas une recension même réduite des faits qui mériteraient de figurer ici. Nous nous concentrerons aujourd’hui essentiellement sur Chypre, Dubaï, et Monaco.

Parce que la justice fiscale est un des piliers de la démocratie, parce qu’un de nos objectifs est d’informer sur ce sujet que beaucoup ressentent complexe, hors de portée, il nous appartient de fournir des clés de compréhension. Attac ne cesse  de mettre en lumière le scandale de l’évasion fiscale, des paradis fiscaux, et des pratiques financières tolérées ou encouragées par les gouvernements contre l’intérêt des peuples.

Chypre

Chypre continue de narguer l’Europe malgré les alertes répétées des autorités anti-blanchiment

Depuis des années, par manque de volonté politique, l’UE a laissé prospérer un territoire permettant l’immatriculation à grande échelle de sociétés-écrans. Le système bancaire de Chypre, largement hypertrophié par rapport aux dimensions de ce petit pays, est largement irrigué par l’argent des oligarques venus profiter d’une imposition minimale et d’un secret bancaire longtemps absolu.

Une nouvelle enquête du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), publiée simultanément par 69 médias, dont Le Monde, vient d’analyser 3,6 millions de documents confidentiels ayant « fuité » de six cabinets de services financiers chypriotes. L’enquête a permis d’identifier 96 personnalités russes sanctionnées par les Occidentaux depuis 2014, liées à au moins 800 sociétés ou trusts distincts. On a découvert également que la branche chypriote du géant de l’audit PwC a aidé des oligarques russes, parmi les plus fortunés, à transférer à des tiers, via des sociétés-écrans des milliards de dollars d’actifs en mars 2022, au lendemain de leur placement sous sanctions.

Même si des milliards détenus par les individus visés par les sanctions sont gelés sur leurs comptes en banque, les Russes restent aujourd’hui encore très actifs sur l’île. N’oublions pas que 50 000 Russes, souvent fortunés, ont obtenu le statut de résident permanent à Chypre ces dernières années, et pas seulement pour y jouir du soleil et des plages paradisiaques : Ce petit pays de 1,2 million d’habitants, est devenu de façon totalement artificielle le deuxième plus gros investisseur étranger en Russie.

Munis de leurs « visas dorés » et de passeports de complaisance octroyés à partir de 2013, de nombreux criminels ont utilisé le pays comme point d’entrée dans l’UE pour des capitaux douteux. En France, par exemple, ces flux financiers occultes ont servi à l’acquisition de biens immobiliers de lux.  Signalons que Dans son livre Offshore. Dans les coulisses édifiantes des paradis fiscaux (Les liens qui libèrent, 2022), l’ancien juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke ne manque pas de signaler le rôle douteux de Chypre, qui a notamment vu transiter une partie du butin de la fraude à la taxe carbone.

Pour en savoir plus (réservé abonnés)
À Chypre, argent sale et fortunes russes continuent de narguer l’Europe, publié par Le Monde,  le 14/11/2023.

Chypre, refuge fiscal de l’industrie du porno 

Les documents du projet « Cyprus Confidential », coordonné par le Consortium international des journalistes d’investigation, dont fait partie Le Monde, ont également révélé l’importance de l’île comme haut lieu – méconnu - de l’industrie mondiale des « contenus pour adultes ». Chypre n’abrite pas de studios de tournage, mais des dizaines de sociétés de production et de distribution y ont ainsi établi leur siège ou des filiales, ainsi que des entreprises de marketing ou de publicité qui acceptent de travailler avec des sites X… Une foire spécialisée, le salon de marketing Webmaster Access Affiliate Conference, a rassemblé à la mi-septembre à Limassol de nombreuses entreprises liées au monde du porno. Sans surprise, l’article du Monde qui suit explique les raisons de ce succès : Un taux d’imposition effectif qui peut descendre à 2,5 % au prix de quelques arrangements, et pas ou peu d’imposition sur les dividendes et les royalties.

Pour en savoir plus (réservé abonnés)
Chypre, plaque tournante high-tech de l’industrie du porno, publié par Le Monde,  le 15/11/2023.

Dubaï

À l’abri des gratte-ciel, asile et grande lessiveuse

En 2019, les « Dubaï Papers » avaient révélé une partie de la puissance financière que représentait désormais cet émirat réputé fort peu coopératif avec les magistrats étrangers. L’enquête du consortium journalistique avait montré que Dubaï était le paradis en pointe pour les gestionnaires de grosses fortunes globales et d’entreprises cherchant à échapper à tout contrôle et à tout type d’imposition.
C’est aujourd’hui une destination privilégiée pour gogos en mal de vacances, et pour adeptes de tourisme sexuel. Dubaï est devenue la domiciliation préférée de toutes les starlettes « influenceuses » des réseaux sociaux, mais aussi un des lieux les plus attractifs - fiscalement du monde - pour la « jet-set society ».
C’est surtout la destination ultime et secrète de milliards issus d’activités frauduleuses et criminelles. Dubaï est, par exemple, une plaque tournante souvent pointée du doigt pour ses importations de métaux précieux d’Afrique, soupçonnées d’être souvent d’origine criminelle.

(Pour rappel)
Dubaï Papers : ces Français qui ont toujours un compte à l'étranger. Émission L'enquête de Secrets d'info sur France Inter, le 10 avril 2019 (4 min).
Dubaï Papers : la fraude fiscale vue de l’intérieur. Émission Secrets d'info sur France Inter, le 13 avril 2019 (38 min).
L’essor du tourisme sexuel à Dubaï. Publié par Le Monde, le 21/03/2021.
L’or douteux de Dubaï est prisé en Suisse. Publié par Le Temps, le 16/07/2020.

Les « Dubaï Papers » en 2019 montraient déjà combien l’émirat était fort peu coopératif avec les magistrats étrangers. Un échec cuisant de notre Ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, vient récemment combien cette réputation est justifiée. « Échanges riches autour de notre coopération sécuritaire et judiciaire, de la lutte contre les narcotrafiquants », s’était pourtant enthousiasmé, dans un tweet, le ministre de l’intérieur, pour commenter sa visite du 25 octobre 2023 à Dubaï. Le mois suivant, la police locale annonçait l’arrestation du narcotrafiquant havrais Abdelkader Bouguettaia, connu sous le sobriquet de « Bibi ». Condamné en mai 2023 à neuf ans de prison par le tribunal de Lille, il a été libéré à la mi-décembre par la justice émiratie… C’est peu de dire que « les relations sont chaotiques en matière de coopération judiciaire, et la mise en œuvre effective des extraditions est entachée d’incompréhension, voire nimbée de mystère. », comme l’écrivent Simon Piel et Thomas Saintourens, journalistes au journal Le Monde. D’autres trafiquants ont connu le même type de mansuétude, comme Tarik Kerbouci, alias Bison, un trafiquant marseillais parmi les plus recherchés, également relâché quelques jours après son arrestation à Dubaï. «  Le cas d’Abdelkader Bouguettaia, comme d’autres avant lui, illustre une nouvelle fois celui de ces narcotrafiquants européens trouvant refuge à Dubaï où, protégés par les défaillances de la coopération judiciaire, ils peuvent tirer avantage des facilités de blanchiment bancaire et des opportunités d’investissement. », concluent les deux journalistes.
« Bibi », un important narcotrafiquant français, relâché à Dubaï avant son extradition. Publié par Le Monde, le 09/01/2024. (Réservé aux abonnés)

 

Comment l’émirat blanchit notamment l’argent du fentanyl, première cause des 130 000 morts par overdose en 2022 aux Etats-Unis

Dans une série d’articles parus début décembre dans Le Monde (« Narcobusiness, les filières du fentanyl » ), Bertrand Monnet, professeur à l’Edhec et spécialiste de l’économie du crime, mène une étude de terrain sur le trafic du fentanyl, un opioïde aux effets dévastateurs. Dans le dernier volet de cette série, il explique comment le cartel mexicain de Sinaloa lessive ses énormes profits dans l’émirat de Dubaï.

Acheté 17 000 dollars (15 700 euros) en Chine, le kilo de poudre de fentanyl est transformé dans les laboratoires clandestins de Culiacan, le fief du cartel qui en assure le monopole au Mexique. Cette drogue est ensuitet vendue (400 000 dollars le kilo) aux trafiquants américains. Ceux-ci la revendent par millions de doses de quelques milligrammes, parfois mélangées avec d’autres stupéfiants (héroïne, cocaïne). Le trafic génère donc des revenus énormes. À l’échelle du cartel et de ses 19 000 membres, les profits se chiffrent en milliards de dollars, qu’il faut évidemment « blanchir ».

Bertrand Monnet, l’auteur de cette incroyable enquête, a pu accompagner un des narcotrafiquants et, gagnant sa confiance, obtenir une sorte de décryptage des méthodes de blanchiment de son organisation.

« La première phase de l’opération, le placement, écrit-il, consiste à répartir le cash – concrètement, des monceaux de billets – sur des milliers de comptes en banque. Pour cela, les clans injectent cet argent dans la trésorerie des centaines d’entreprises et de commerces qu’ils contrôlent ou le déposent directement dans des agences bancaires dont ils corrompent les employés afin qu’ils ne déclarent pas ces dépôts suspects. ». Rien que de très banal dans le monde des trafics si ce n’est la dimension de l’opération et l’ampleur des réseaux bancaires et commerciaux « contrôlés » par le cartel.

Bertrand Monnet décrit ainsi la deuxième phase : l’empilage. Le principe : mettre l’argent hors de portée d’éventuelles investigations « en le faisant tourner sur des milliers d’autres comptes, en utilisant des trusts, des sociétés dont l’identité du bénéficiaire réel est quasi inaccessible aux enquêteurs, et en plaçant l’argent dans des paradis bancaires. ». Là encore, manipulation classique via les paradis assurant « notabilité » des avoirs et opacité des sources.

Enfin, troisième et ultime phase, l’investissement dans l’économie légale, le moment où le cartel injecte des milliards de dollars blanchis dans l’économie légale… « Après avoir placé l’argent dans les paradis bancaires, assure le « contact » de Bertrand Monnet, on investit par dizaines de millions dans plusieurs pays. » Le cartel injecte alors des milliards de dollars blanchis dans l’économie légale: « Nous, on investit dans des entreprises de construction, des usines de textile, de l’immobilier, des hôtels, des supermarchés, dans tout ce qui mobilise de gros investissements, au Mexique, aux États-Unis et en Europe ».

Et Dubaï, dans tout cela ? « Dubaï, c’est un paradis pour nous ! » assure ce membre éminent du cartel de Sinaloa qui vient y blanchir régulièrement des dizaines de millions de dollars. Via des sociétés fiduciaires, des cabinets de conseil en investissements financiers tout à fait légaux, installés par dizaines dans l’émirat, l’argent transféré sur un compte ouvert dans une banque locale devient pour ainsi dire invisible pour toute autre personne que son propriétaire et le banquier, tenu au secret. Mieux que le Panama ou les Caraïbes, Dubaï est aujourd’hui le coffre-fort le plus sûr…

Et bertrand Monnet de conclure : Pour contrer cette puissante organisation criminelle et éradiquer son business le plus meurtrier, le trafic de fentanyl, il ne faut pas seulement combattre les « narcos » au Mexique. Il faut aussi lutter contre l’opacité des paradis bancaires, les trous noirs de la finance planétaire. On ne saurait mieux dire…
Des montagnes du Sinaloa aux gratte-ciel de Dubaï, l’art de blanchir l’argent du fentanyl. Publié par Le Monde, le 08/12/2023. (Réservé aux abonnés)

Monaco

Monaco en péril: les secrets financiers de la famille princière, pointe émergée de l’iceberg…

Pendant plus de vingt ans - avant d’être évincé en 2023 - Claude Palmero, administrateur de biens du prince Albert, a pris des notes quotidiennes sur les pratiques financières, immobilières, fiscales, et… familiales du Prince, mais aussi celles du micro-état  le plus riche du monde, … Non content de gérer les affaires du Prince en « bon père de famille », Claude Palmero a bousculé les intérêts des gros promoteurs monégasques en compétition pour obtenir les faveurs du Prince et, surtout, le pactole des projets immobiliers démentiels du Rocher. Ce faisant, il s’est aventuré sur un terrain très risqué : « Je ne suis pas parano, souffle-t-il, mais il m’a été dit : “Vous savez que vous combattez beaucoup de gens très puissants, on en a descendu pour moins que ça.” »

Dans une série d’articles (« Monaco, les cahiers secrets »), Gérard Davet et Fabrice Lhomme du journal Le Monde – qui ont eu accès à ces notes – en ont révélé l’essentiel, et ce n’est pas triste ! Le contenu de ces cinq cahiers est littéralement explosif. Au-delà des turpitudes princières, l’enquête montre l’envers du décor du micro-État. Et cela pourrait conduire la Principauté à se trouver bientôt sur l’infamante Liste Grise…

Non, vraiment, Monaco n'est pas le pluriel de monacal. On ne s’attardera pas cependant sur les croustillantes révélations, les dissimulations de dons, dotations, versements divers, aux ex-maîtresses pratiquant menaces et chantage, ou aux deux sœurs du souverain, les princesses Caroline et Stéphanie, réclamant leur part de la richesse familiale des Grimaldi inégalement répartie après le décès de leur père, Rainier III. On retiendra plutôt de ce feuilleton ce que souhaitent surtout faire apparaître les deux journalistes : les étonnants arrangements entre milliardaires au sein d’un microcosme politico-financier où tous les coups sont permis dans l’entre-soi que permet la « souveraineté » de ce rocher transformé en or par la spéculation immobilière et la fiscalité minimale, à l’abri d’un secret bancaire déjà pourtant largement éventé.

En avril 2009, Albert souhaitait profiter du sommet du G20 organisé à Londres pour redorer le blason de son pays, perçu comme un paradis fiscal. « Il fallait trouver les bons relais », se félicite dans ses cahiers Claude Palmero, qui prétend avoir « identifié le bon interlocuteur à l’Elysée » : Eric Woerth, alors ministre du budget ! On ne sait si celui-ci a usé ou non de son entregent, mais Monaco fut rayé de la liste noire des pays non coopératifs, élaborée par l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) au sortir du G20…

Patatras, en avril 2016, les fameux Panama Papers – qui avaient révélé les données bancaires de milliers de sociétés offshore – avaient permis d’indiquer qu’une partie des fonds de la famille princière était abritée dans plusieurs véhicules financiers panaméens : au moins 250 millions d’euros y avaient été mis à l’abri par l’entremise de sociétés offshore, domiciliées à Panama et détenant des comptes en Suisse… Le souverain monégasque avance aujourd’hui que Claude Palmero a géré les avoirs princiers dans la plus parfaite opacité, notamment à travers une myriade de sociétés basées dans différents paradis fiscaux, comme le Panama ou les îles Vierges britanniques… À l’insu de son plein gré, en quelque sorte. Et aujourd’hui, le prince assure vouloir reprendre le contrôle de ces sociétés offshore basées au Panama, mais aussi aux îles Vierges britanniques, autre paradis fiscal. Toutes sont détentrices de comptes ouverts à la banque Reyl de Genève.

Et, en décembre 2022, un rapport de Moneyval, l’organe antiblanchiment du Conseil de l’Europe, a dénoncé des dysfonctionnements persistants dans la lutte contre le blanchiment d’argent sur le Rocher. Au printemps 2023, M. Palmero, désormais collaborateur déchu, renié et même maudit s’en alarmait déjà auprès d’Albert II. « Le dossier Moneyval, reporte-t-il dans son cahier, ne peut aboutir qu’à un placement sur la liste grise qui durera au minimum un an, peut-être plus ». Moneyval ayant décidé d’appliquer la procédure dite « de suivi renforcé » jusqu’au mois… de mars 2024, date à laquelle il devrait de nouveau se prononcer, le suspense est intense. Toutes ces dernières révélations ne vont pas arranger les affaires du Prince et, au-delà, de la Principauté...

Monaco : plongée dans les secrets financiers de la famille princière. Publié par Le Monde, le 22/01/2024. (Réservé aux abonnés)
Lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. MONACO. Rapport d’évaluation mutuelle du cinquième cycle. MONEYVAL, décembre 2022.

----
► Autres articles du Malotru dans cette série : Article précédent  /  Article suivant

Evasion fiscale Justice fiscale Paradis fiscal