Éléments d'actualité fiscale - Février, Mars 2024

Les faits mentionnés ci-dessous ont été sélectionnés - parmi bien d’autres - pour leur valeur symbolique et « pédagogique ». Il nous importe de les faire connaître face à la désinformation, la manipulation, le silence qui trop souvent les recouvre d’un voile d’ignorance bien profitable à certains intérêts.

Superprofits, ultra-riches, méga-injustices

Attac a  publié le 20 février (journée mondiale de la justice fiscale) une note contenant six solutions pour récupérer 60 milliards d’euros en mettant enfin à contribution les ultra-riches et les multinationales et avec la mise en place d’une réelle justice fiscale comme alternative à l’austérité budgétaire.

FRANCE. Non à la banalisation de l’extrême droite : La banque en ligne Boursorama publie un entretien avec Marion Maréchal, et perd des clients…

Un article d’Ouest-France publié le 27/02/2024, largement passé inaperçu, nous indique que la « dédiabolisation » de l’extrême-Droite n’est pas totalement accomplie. La banque en ligne Boursorama - qui appartient à la Société générale -avait décidé d’inviter Marion Maréchal pour qu’elle discute de son programme économique. Cet entretien a suscité la colère de plusieurs clients, qui ont choisi de clôturer leur compte. « Dehors les fachos », a posté un client, « Que la nièce fasse comme la tante, les banques russes l’attendent à bras ouverts » a t-on également pu lire sur les réseaux sociaux.
Boursorama : des clients disent boycotter la banque en ligne après un entretien de Marion Maréchal. Publié par Ouest-France, le 27/02/2024. (Pour abonnés)

FRANCE. Lactalis réveillé à l’heure du laitier…

Boycott LactalisFondé en 1933 par André Besnier, le grand-père du dirigeant actuel, le groupe laitier se trouve régulièrement dans la ligne de mire des agriculteurs.

En 2018, le groupe avait catégoriquement démenti “ de prétendues pratiques fiscales illégales ” après des articles parus sur les sites d’information Mediapart et Les Jours ainsi que dans l’hebdomadaire Ebdo. Début 2019, le quotidien Ouest-France avait détaillé la “ très complexe tuyauterie fiscale ” de Lactalis sur la base d’un rapport d’expertise commandé par la Confédération paysanne. Le syndicat agricole avait à l’époque remis un “ dossier de signalement ” au parquet national financier sur des “ soupçons d’évasion et de fraudes fiscales ”.

En 2020, le magazine Forbes estimait la fortune d’Emmanuel Besnier, président de Lactalis, à 17,4 milliards de dollars (14,7 milliards d’euros), et celles de Marie Besnier et Jean-Michel Besnier à 6,1 milliards de dollars chacun (5,1 milliards d’euros). Aujourd’hui, la fortune d’Emmanuel Besnier,  le principal actionnaire et président du conseil de surveillance du groupe, est estimée à plus de 20 milliards d’euros.

Dans le cadre d’une enquête initiale ouverte en 2018 (relancée en 2022 par un rapport accablant de Bercy ), des perquisitions ont été opérées le 6 février à Laval (Mayenne), au siège du groupe, mais aussi dans une série de domiciles et de bureaux parisiens. Le géant laitier tricherait avec le paiement de l'impôt en France. On sait que Lactalis a longtemps préféré payer une amende (1 500 euros par an !) plutôt que de publier sa comptabilité. Cette fois, le Parquet National Financier semble bien décidé à « décortiquer » l’empire et contrôler la légalité de la cascade de sociétés, sises notamment en Belgique et au Luxembourg, qui le constitue.

Les informations précédemment obtenues laissent penser qu’on y retrouve les méthodes « légales » de l’ingénierie financière via les « prix de transfert » et autres classiques de l’« optimisation »  : création de filiales et de dettes fictives pour emprunts entre filiales et holding, créances entre sociétés du groupe, etc. Mais ce qui était toléré, voire encouragé, il y a quelques années (coquilles vides, sociétés-écrans) peut être aujourd’hui prohibé si ces « manœuvres de papier » ne correspondent pas, à des degrés divers, à une activité « substantielle ».

On imagine déjà les avocats défendre pied à pied les intérêts de la famille Besnier… À suivre.
Lactalis perquisitionné pour des soupçons de fraude fiscale massive. Publié par Le Monde, le 06/02/2024. (Pour abonnés)
Une fraude fiscale présumée "particulièrement élaborée" : pourquoi le géant laitier Lactalis a été perquisitionné. Publié par Marianne, le 08/02/2024. (Pour abonnés)
Soupçons de fraude fiscale : la menace d’une lourde amende pour Lactalis, qui conteste. Publié par Ouest-France, le 12/03/2024.

On pourra se reporter également au rapport établi en 2020 pour Disclose - à partir des Panama Papers - par Maxime Rehany (ce dernier a travaillé dans des cabinets jersiais et luxembourgeois avant de rejoindre la DGSE et de révéler certaines des pratiques douteuses des paradis fiscaux…)
Les milliards cachés de Lactalis. Publié par Disclose, le 20/10/2020.

Et sous un autre angle, plus localisé, on écoutera avec intérêt cette émission réalisée par Inès Léraud Journaliste :
Roquefort: La main mise de Lactalis. France Culture, Les pieds sur Terre, le 22/10/24. (29 min)

PORTUGAL. FOOTBALL LEAKS (suite). Le lanceur d’alerte des « Football Leaks » transmet ses données aux justices française et européenne

Ses révélations étaient attendues depuis cinq ans. Elles pourraient notamment alimenter l’enquête judiciaire sur le possible cadeau fiscal accordé par Gérald Darmanin au PSG en 2017. Le portugais Rui Pinto vient de livrer environ 20 téraoctets de données confidentielles au Parquet national financier et à Eurojust qui devraient pouvoir ainsi explorer les coulisses peu reluisantes du foot business, mais aussi les « arrangements » consentis par certains politiques à ce milieu plutôt opaque.

A partir de certaines fuites que Rui Pinto avait déjà organisées, les « Football Leaks » ont permis, en 2016 puis en 2018, de révéler des dizaines de scandales sur les plus grands clubs (Paris Saint-Germain, Manchester City…), les agents de joueurs les plus influents, l’évasion fiscale de superstars comme Cristiano Ronaldo ou Paul Pogba, ou encore les magouilles des instances dirigeantes du foot mondial (la Fifa) et européen (l’UEFA).
Football Leaks, saison 1. Publié par Mediapart, Décembre 2016.
Football Leaks, saison 2. Publié par Mediapart, 2018.
Football Leaks: des millions de documents, des dizaines de scandales. Publié par Mediapart, le 03/12/2020.

Alors qu’il avait commencé à coopérer avec le Parquet National Financier (PNF) dès 2018, Rui Pinto n’a pu décrypter ses données que cinq ans plus tard, car il en était – étrangement - empêché par « une injonction de la justice portugaise », a-t-il indiqué lors d’un point presse avec son avocat, William Bourdon. Il est même le seul protagoniste des « Football Leaks » à avoir connu la prison.

La coopération européenne autour des données de Rui Pinto a ainsi failli ne jamais commencer., Mais, sur insistance, semble t-il, du PNF  l’audition a pu avoir lieu comme Rui Pinto le souhaitait. Le PNF a indiqué que « L’audition de Rui Pinto a été réalisée en présence d’enquêteurs étrangers, dans le cadre de l’entraide judiciaire européenne, sous l’égide d’Eurojust ».

On se rappellera les révélations de Médiapart en début d’année sur le possible coup de pouce fiscal accordé au P.S.G en 2017 par Gérald Darmanin, alors ministre des comptes publics, au sujet du transfert de l’attaquant vedette Neymar. C’est un des multiples dossiers à suivre…

Enfin, rappeler que la vie des lanceurs d’alerte est bien difficile : Rui Pinto vit sous le statut de témoin protégé. Il est logé dans un lieu tenu secret et gardé par des policiers, en raison des menaces qu’il a subies. Ses avocats sont rémunérés jusqu’à présent par la fondation The Signals Network. Cette ONG, spécialisée dans l’assistance aux lanceurs et lanceuses d’alerte, a récemment lancé un appel aux dons pour financer sa défense.
Affaire Darmanin-PSG : la justice a perquisitionné à Bercy. Publié par Mediapart, le 18/01/2024. (Pour abonnés)
Le lanceur d’alerte des « Football Leaks » a partagé ses données avec les justices française et européenne. Publié par Mediapart, le 02/02/2024. (Pour abonnés)
 

FRANCE. Chicago, Guernesey etc. Fin probable du feuilleton Wildenstein, une fraude fiscale colossale ou comment l’art est parfois un paradis fiscal

L’art comme objet spéculatif et investissement détaxé a déjà fait couler beaucoup d’encre. Le trafic d’antiquités en provenance de pays en guerre, notamment des pièces en provenance de Syrie a su user de ces zones de non-droit que sont parfois les « ports francs ». Ces pièces transitent par des réseaux qui savent « les stocker quelques années, notamment dans des ports francs, le temps de leur inventer une histoire », alertait déjà en 2015 Jean-Luc Martinez, alors patron du musée du Louvre. Le Malotru a déjà eu l’occasion de s’intéresser au rôle douteux joué par les « ports francs » comme celui de Genève (voir l'article Une coupe empoisonnée et une drahison). Mais l’affaire Wildenstein jette une lumière crue sur un autre aspect du monde de l’art, la dissimulation de patrimoine à des fins d’échappement à l’impôt sur les successions via, notamment, des paradis fiscaux.

L’affaire des successions du patriarche Daniel Wildenstein (décédé en 2001, voir sa biographie sur Wikipédia) et d’Alec senior (décédé en 2008) dure depuis plus de vingt ans. Elle fait le miel des gazettes de la justice mais aussi du marché de l’art que ces deux figures ont dominé du haut d’un patrimoine artistique et immobilier sans équivalent. Cette affaire de fraude fiscale est sans doute l’une des plus gigantesques que la justice française ait jamais eu à démêler à l'occasion d'une succession. On parle ici d’une colossale fortune, constituée d’une collection invraisemblable de tableaux de Bonnard, de Fragonard, de Courbet, de Picasso, de biens immobiliers luxueux, de chevaux de course. On retiendra également un célèbre ranch au Kenya acheté par Daniel Wildenstein au début des années 1980, là ou fut tourné Out of Africa, le film de Sydney Pollack inspiré du roman de Karen Blixen.

Au coeur de l’affaire de dissimulation de ce patrimoine on trouve le célèbre marchand d'art Guy Wildenstein. Proche de Nicolas Sarkozy qui l’avait décoré de la Légion d’Honneur, et figure du « premier cercle » de l'ex-UM, Guy Wildenstein a longtemps semblé intouchable.

A l’origine de l’affaire, deux veuves, les secondes épouses du patriarche, très largement spoliées lors de ces successions, et la découverte de trusts ayant servi à les tenir à distance de la gigantesque fortune familiale. Soit, des avoirs estimés entre 3 et 4 milliards d'euros.

Nous avons déjà évoqué cette affaire à plusieurs reprises, notamment à l’occasion de deux spectaculaires relaxes en 2017 et 2018 dont on retiendra un des attendus : « (il existe) une claire intention d’évasion patrimoniale et fiscale. Néanmoins, l’existence d’une intention qui pourrait être qualifiée de frauduleuse, ne suffit pas pour retenir l’existence d’une infraction en l’absence d’élément légal ». Lors de la décision de relaxe, le président de la XXXIIe chambre correctionnelle de Paris, Olivier Géron avait déclaré : « Le tribunal a parfaitement conscience que sa décision est susceptible de heurter le sens commun et d’être incomprise du peuple français au nom de qui la justice est rendue »…

« L’absence d’élément légal » signalée par le Juge Géron s’explique par le retard mis par la France à se doter d’une législation sur la fiscalité des biens logés dans des trusts. « Spécialité » des Îles anglo-normandes, ces entités juridiques de droit anglo-saxon servent notamment à anonymiser et à transmettre les gros patrimoines. La plupart des français les ont découvertes lors de l’Affaire Bettencourt. Ce n’est que le 29 juillet 2011 que la France s’est dotée d’une telle législation visant les trusts ou fiducies.

Or dans l’affaire Wildenstein on trouve des trusts installés dans des paradis fiscaux réputés pour leur opacité, la Northern Trust Fiduciary Services (NTFS), la filiale offshore implantée à Guernesey du groupe américain Northern Trust, dont le siège est à Chicago, le Delta Trust situé aux îles Caïmans et le Sons Trust à Guernesey.

Au final, Guy Wildenstein, 78 ans, vient de se voir infliger 4 ans d’emprisonnement dont 2 ans ferme sous bracelet électronique ainsi qu’un million d’euros d’amende, la confiscation de 3,4 millions d’euros et l’obligation de régler les sommes dues aux impôts. Son neveu, Alec junior, a été condamné à deux ans de prison avec sursis et 37 500 euros d’amende.

Fait également remarquable, deux avocats et un notaire se sont vu infliger des peines allant d’un an de prison avec sursis à 18 mois ferme, ainsi que des amendes allant de 37 500 à 100 000 euros. Et deux gestionnaires de fortune ont été sanctionnés de l’amende maximale de 187 500 euros. Des signaux bien envoyés à ces cabinets professionnels souvent au cœur des processus de facilitation du blanchiment et de l’évasion fiscale, rarement inquiétés…
Après deux relaxes, les héritiers Wildenstein condamnés pour une fraude fiscale colossale. Dépêche de l'Agence France Presse publiée sur Médiapart le 05/03/2024. (Pour abonnés)
► Pour le détail, on se rapportera à Série. L’affaire Wildenstein, publiée par Médiapart en septembre 2010. (Pour abonnés)

À lire : Les Milliards cachés des Wildenstein (éditions de l’Archipel, 272 pages, 2016), rédigé par l'avocate Claude Dumont-Beghi.

IRLANDE. Révélation : l’Irlande du sud ravit la première place au Grand Duché de Luxembourg dans le classement des régions les plus riches d’Europe

Selon Eurostat, l’Irlande du sud a détrôné le Grand-Duché dans le classement des régions les plus riches d’Europe. Les comtés de Wexford, Waterford et Cork, en particulier, enregistrent un produit intérieur brut (P.I.B.) par habitant près de trois fois supérieur à la moyenne européenne. Est-ce étonnant lorsqu’on sait que de grandes multinationales étrangères sont implantées dans la région, en raison de la fiscalité avantageuse pour les sociétés (avec un impôt nominal à 15%) qui y est proposée depuis plusieurs années. Le journal The Irish Independent rappelle ainsi que « Cork est le siège européen du géant de la technologie Apple et a été le premier site irlandais de la multinationale pharmaceutique Pfizer ».
Incidemment, on notera qu’à l’opposé du classement, on retrouve… Mayotte. La région française d’Outre-Mer avait un PIB par habitant en 2022 qui atteignait 30% de la moyenne européenne.

Se rappeler que ce type de statistique établit des PIB moyens bien artificiels surtout dans des pays où les disparités sociales et les écarts de revenu réel sont extrêmes...
Southern Irish counties are EU’s richest region. Publié par The Irish Independent, le 20/02/2024.
Le Luxembourg n’est plus la région la plus riche de l’Union européenne . Publié par Virgule, le 25/02/2024.

UNION EUROPÉENNE. Une Tribune française pour une taxe sur les transactions financières proposée par la Commission européenne. Ou Le Bal des hypocrites à la veille des élections européennes…

Voilà des parlementaires appartenant à la majorité présidentielle qui gouverne la France depuis plus de six ans, et qui se plaignent que... « la France bloque les négociations ».

« Pour sortir de la crise, il est urgent de combattre la spéculation et d’adopter la taxe européenne sur les transactions financières », écrivent cinquante-huit députés des groupes Horizons, LIOT, MoDem et Renaissance, dans une tribune au « Monde ». On croirait lire un communiqué d’Attac : « Faut-il que ce soient toujours les mêmes qui payent ? Faut-il augmenter de 10 % une taxe sur l’électricité, mais ne jamais taxer les marchés financiers qui battent régulièrement de nouveaux records ? ». Parmi les signataires : Sandrine Le Feur (Finistère, Renaissance) ; Philippe Latombe (Vendée, MoDem) ; Jimmy Pahun (Morbihan, MoDem). (Liste complète des signataires ici).

Comme le rappelle l’économiste Gunther Capelle-Blancard, la taxe sur les transactions financières (TTF) présente tous les atouts qui font un bon impôt : « Elle est peu distorsive, ses recettes fiscales sont potentiellement élevées et les frais de recouvrement minimes ; elle a en outre un effet redistributif. ».

Le Parlement européen, comme la Commission européenne, ne cessent d’insister pour sa mise en place rapide. La voix de la France est essentielle pour débloquer la coopération renforcée qui a été lancée pour créer cette TTF. Or depuis des années c’est la France qui bloque la négociation, n’acceptant qu’une taxe qui ne concernerait que…1 % des transactions financières. Pas question de toucher, notamment, à la masse des « dérivés », ces produits dont nos banques, présentées comme des « champions nationaux » sont si friandes…

On se demande pourquoi ces élus signataires sont encore dans la « majorité ». Comme l’observe un lecteur du Monde dans un des commentaires de cette tribune : « Ces gens sont des hypocrites. La fameuse "taxe sur les transactions financières" est régulièrement ressortie par les eurolâtres avant chaque élection européenne pour montrer que la Commission fait quelque chose contre "la finance", et est vite remisée dans un placard fermé à double tour une fois l'élection passée… ».

Euphorie à la Bourse de Paris, le CAC 40 franchit pour la première fois les 8000 points. Publié par Le Monde, le 07/03/2024. (Pour abonnés)

La taxation des transactions financières : une estimation des recettes fiscales mondiales. Gunther Capelle-Blancard, publié par HAL Sciences de l’Homme et de la Société, 2023.
Le recul du gouvernement sur la taxe européenne sur les transactions financières.  Publié par Le Monde, le 07/07/2017. (Pour abonnés)
La taxe sur les transactions financières proposée par la Commission européenne rapporterait chaque année jusqu’à 57 milliards d’euros. Publié par Le Monde, le 13/03/2024. (Pour abonnés)

Lire aussi : Si la France accepte enfin la taxe sur les transactions financières, on verra que l’Europe peut rapporter gros. Publié par Le Monde, le 11/03/2024. (Pour abonnés)
Et Un pas vers une taxe internationale sur les transactions financières serait une première historique. Publié par Le Monde, le 06/06/2023. (Pour abonnés)

----
► Autres articles du Malotru dans cette série : Article précédent - Article suivant

Evasion fiscale Justice fiscale Paradis fiscal