Jersey Finance : « Mon ennemi, c'est la finance… Russe »
- Le 03/03/2022
- Dans Economie / Finance
Jersey save Ukraine ! Quand un paradis (fiscal) prétend terrasser l'enfer (poutinien)
« La libre circulation des capitaux sans contrepartie fiscale et collective est un système intenable à long terme. C’est en remettant en cause cette doxa commune que l’on pourra à la fois sanctionner efficacement les autocraties et promouvoir un autre modèle de développement. »
Thomas Piketty (Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, École d’économie de Paris), Le Monde, 12 février 2022
Le 2 février, le Jersey Evening Post1 sortit tout soudain la population jersiaise de sa somnolence hivernale. Alors que la guerre d'invasion de Poutine en Ukraine n'était que de l'ordre de la menace, et que ses troupes s'accumulaient le long de la frontière, le quotidien ilais affichait en Une le titre suivant :
Jersey pourrait « changer l'histoire » en gelant les avoirs Russes
Source : « Links with Russia », Jersey Finance 2014 c/o Le Malotru
I. Un bien étrange « lanceur d'alerte ». Thriller et poupées russes…
L'article du J.E.P. rapportait les propos « exclusifs » obtenus d'un certain Bill Browder, citoyen Américain d'origine, ayant acquis la nationalité britannique Sobrement décrit par le journal comme « opposant de haut niveau à Poutine » et, plus loin, comme « homme d'affaires anglo-américain », cet inconnu du grand public s'est déjà illustré par de nombreuses ambiguïtés au sein des milieux politico-financiers internationaux et jersiais, en particulier.
Bon connaisseur de la Russie et des milieux poltico-financiers russes – il est le petit-fils d'Earl Browder, l'ancien dirigeant du Parti Communiste américain de 1930 à 1939 – Bill Browder a approuvé la politique de Vladimir Poutine et de son clan pendant une dizaine d'années. Son entreprise, Hermitage Capital Management, basée à Guernesey – devenue entre-temps une branche de la banque HSBC – a longtemps été considérée comme un des principaux fonds d'investissement en Russie, et Browder lui-même a été considéré comme soutien essentiel de Poutine dans le monde occidental.
Puis de manière spectaculaire, il a dénoncé le ganstérisme du Président de la Fédération de Russie, s'estimant avoir été victime de manœuvres frauduleuses pour le déposséder d'actifs très importants. La Russie, de son côté, l'accuse alors de fraude fiscale, une accusation certes devenue classique dans la Russie de Poutine pour accaparer des biens et/ou chasser des opposants réels ou potentiels du régime. Mais l'affaire n'est pas claire, et certains éléments plus récemment mis à jour ne confirment pas le récit de Bill Browder2 . En 2005, il perd son visa de séjour et il est déclaré «menace pour la sécurité nationale » par la Russie. Il se présentera désormais dans les médias internationaux comme « l'Ennemi Public N°1 » de Vladimir Poutine, bien décidé à se venger de celui dont il fut si proche pendant dix années très prospères…
Et l'affaire Browder devint l'affaire Magnitsky… Justice ou vendetta ?
Sergueï Magnitski, un subordonné de Browder, que Browder a toujours présenté comme son avocat – ce qu'il n'était pas au sens juridique du terme – fut chargé par ce dernier de défendre ses intérêts et de tout faire pour récupérer ses avoirs. Il est fort probable qu'à cette occasion Magnitsky a mis le doigt sur une manipulation politico-financière impliquant de hauts responsables russes, notamment quelques dizaines d'individus connus sous le nom des « Intouchables »...
Six autres avocats internationaux travaillant sur cette affaire préfèrent quitter la Russie. Magnitski porte plainte, mais il est arrêté pour fraude fiscale et emprisonné. Resté près d'un an en prison dans des conditions très dures, privé d'aide médicale malgré sa pancréatite, il décèdera le 16 novembre 2009 à 37 ans. À partir de là, Browder n'aura de cesse de construire un « narrative » l'exonérant lui-même de ses propres turpitudes financières, et métamorphosant Sergeï Magnitsky en pur héros de la liberté écrasé par les sbires de Poutine.
En 2019, la Cour Européenne des Droits de l'Homme (C.E.D.H.) condamne la Russie pour plusieurs violations dans cette affaire, en particulier pour les mauvais traitements infligés, l'absence d'enquête efficace et pour l'iniquité d'un procès posthume. Cependant, la C.E.D.H. a jugé, dans le cadre d’un procès intenté contre la Russie par la famille Magnitski, que l’essence même de cette histoire est fausse. La Cour constate qu’il existait des preuves crédibles que Magnitskiy était effectivement impliqué dans une fraude fiscale, un montage douteux avec son associé Browder, et qu’il a été inculpé à juste titre3.
When the legend becomes fact, print the legend…
Ce jugement détruit complètement le récit largement diffusé par Browder, mais la plupart des médias occidentaux ne retiendront que la légende, suivant l'injonction du film de John Ford, L'homme qui tua Liberty Valance : « Quand la légende devient réalité, imprimez la légende ».
Très vite, le « témoignage » de Browder devient « viral » et enflamme les esprits jusqu'au plus haut niveau des milieux politiques et diplomatiques. Il n'est, bien sûr, nullement question ici de remettre en cause les terribles conditions pénitentiaires russes et, moins encore, le courage dont a fait preuve Magnitsky mais l'instrumentalisation qu'en a fait son « patron » après sa mort est, pour le moins, sujette à caution.
Andreï Nekrassov (Prix de l'Unesco au Festival de Cannes en 1993) a réalisé en 2016 le documentaire "The Magnitsky Act -- Behind The Scenes". Nekrassov, dont un film sorti en 2007 était à charge du régime russe, a conclu que dans l'affaire Magnitski, les faits ne plaidaient pas du tout en faveur de la « version Browder ». Son film sur Magnitski devait être projeté en avril 2016 au Parlement européen, mais des menaces de procès en diffamation formulées par Browder ont entraîné la déprogrammation…
Au final la médiatisation massive et le crédit apporté au récit de Browder l'emporteront sur toute autre considération. Au point que lorsque le Président Obama déposera sa signature sur une loi – adoptée le 14 décembre 2012 – disposant des sanctions contre les Russes qui, selon les États-Unis, violeraient les droits de l'homme, cette loi sera désignée sous le nom de Magnitski Act, Loi Magnitski, victoire toute personnelle pour Browder. L'homme ne cessera ensuite d'user de ce capital symbolique pour affirmer davantage son rôle personnel dans la lutte contre la Russie de Vladimir Poutine. Ce combat prend un sens particulier aujourd'hui, mais avouons que notre « chevalier blanc » est loin de la figure héroïque des récits médiévaux…
Rien de tout cela n'est évidemment suggéré dans l'article du Jersey Evening Post. Les lecteurs ne sauront rien des motivations ou du passé de ce British-American businessman qui mène d'abord un combat personnel chargé de très lourdes ambiguïtés.
Les circonstances, parfois, donnent au message tellement d'importance qu'on en oublie les bassesses du messager. Et c'est peu dire que le message que Browder délivra – en exclusivité – aux Jersiaises et aux Jersiais ce 2 février 2021 était stupéfiant…
II. Un aveu stupéfiant : Gelons l'argent sale accumulé chez nous…
Le nerf de la guerre Ukraine-Russie : Jersey tient la solution
« Jersey pourrait « changer l'histoire » en gelant les avoirs Russes », rien de moins… Tel était la « Une » du Jersey Evening Post ce matin là, reprenant l'invitation pressante de ce Bill Browder présenté comme « homme d'affaires anglo-américain ».
L'homme indiquait, de manière « exclusive » et sans ambages que « l'argent russe amassé dans des institutions britanniques pouvait certes s'avérer un obstacle en matière de sanctions mais que cela représentait aussi une opportunité pour des endroits comme la G.B., Jersey et les autres Territoires britanniques pour faire mal au régime de Poutine ».
Ce très bon connaisseur des bas-fonds de la finance poursuivait avec la même franchise, si rare à Jersey même, sur ces questions : « On a pu observer une attitude extrêmement permissive au Royaume-uni envers l'argent sale venant de Russie, ce qui s'applique également aux iles anglo-normandes ».
Il faisait ainsi écho, paradoxalement, aux propos très critiques d'Oliver Bullough parus la même semaine dans le Times :
« Personne n'a fait davantage pour sortir de l'argent de Russie que l'armée londonienne d'avocats, de banquiers et de comptables, affirmant que les centres offshore comme les Iles Vierges Britanniques et Jersey ont été utilisés pour « structurer ces avoirs »…
La suite du « message » de Bill Browder était un véritable aveu sur ces circuits d'argent sale dont a bénéficié Jersey pendant des années : « Le fait même que cet argent est ici signifie qu'on peut le geler. Jersey pourrait changer le cours de l'histoire car, en réalité, on détient plus d'argent à Jersey que n'en détient le Royaume-Uni, car Jersey est une juridiction offshore, qui est précisément le lieu d'accueil préféré de ces gens-là pour leurs avoirs ».
Rarement les choses ont été énoncées à Jersey même – publiquement – avec une telle force, mais pour Bill Browder l'occasion est historique, son heure est arrivée : Ses objectifs personnels envers Poutine coincident comme jamais avec les décisions historiques qui vont frapper le Maître du Kremlin.
Quand l'aveu devient arme de blanchiment… moral
Avec ces déclarations de Browder, ce qui était dissimulé et officiellement réfuté depuis quarante ans, la nature bien particulière de l'accumulation d'avoirs douteux à Jersey, devient titre de gloire. Le stupéfiant aveu permet de revendiquer un rôle éminemment historique pour la finance jersiaise contre ces « salauds » qui entourent Poutine, ceux-là même qui ont profité de ce havre fiscal si généreux. Et Browder de conclure : « Maintenant que tout cet argent est là, ça donne aux Britanniques un moyen de pression incroyable pour peser dans cette crise ukrainienne de manière significative ».
Le point aveugle de cet argumentaire, formidable dénégation à la hauteur de l'aveu, c'est qu'il n'aborde pas la question « qui tue » : Pourquoi ces oligarques Russes ont-ils choisi Jersey pour « structurer », c'est-à-dire, en bon français, pour dissimuler et faire prospérer leurs avoirs ?
Pour les jersiais qui n'ont pas la mémoire courte, cet épisode de « retournement rhétorique des faits les plus détestables » rappellera des précédents ; notamment celui des fabuleux avoirs du dictateur nigérian Abacha (au pouvoir entre 1993 et 1998) détenus secrètement pendant des années à Jersey et dont une partie (230 millions de Livres) furent restituées au Nigéria en 20204. Jersey, après la chûte du dictateur et la révélation de ses turpitudes, se fit fort d'exiger que son procès eut lieu à Jersey au motif qu'il avait abusé les banques locales sur la nature délictueuse de ses dépôts. En matière de cynisme, on atteignait là des sommets, mais l'histoire semble se répèter aujourd'hui…
Au lendemain de la publication de ce fameux article du J.E.P, le Ministre des Relations Extérieures, Ian Gorst assurait fièrement que, naturellement, « Jersey assurerait de manière extrêmement sérieuse ses obligations en tant qu'acteur international, s'alignerait sur les positions du Royaume-Uni et de ses autres partenaires internationaux pour encourager la Russie à s'engager dans une désescalade et l'inviter au dialogue visant une solution diplomatique ».
Comme pour conjurer par avance les accusations, il terminait son message par ce petit couplet désormais systématiquement réitéré lorsqu'un micro lui est tendu : « Notre Ile possède une réputation durement acquise de centre financier international solidement régulé, ayant donné de nombreuses preuves de sa contribution aux actions concertées de la communauté internationale ».
Plus récemment, le 27 février5, alors qu'un train de sanctions très impressionnant était engagé à l'échelle internationales après le début de l'offensive russe, Ian Gorst prenait un ton presque menaçant à l'égard des éventuels récalcitrants : « Les institutions de services financiers auraient tout à perdre si elles ne se mettaient pas en règle avec le gel des avoirs demandé », ajoutant que « l'application stricte des sanctions valorisera la réputation internationale de Jersey ». Le message semblait, en effet, essentiellement destiné à une audience internationale en dehors de Jersey.
Pressé par cette actualité brûlante, il précisait, cette fois plus probablement à l'intention des acteurs locaux de la finance : « S'il existe des sommes d'argent, des avoirs ou des individus chez nous dont les agences de renseignement signalent des liens particuliers, nous souhaitons qu'ils soient soumis à ces mesures de façon appropriées ». On notera la restriction (à usage interne ?) qu'un langage moins diplomatique pourrait traduire ainsi : « Connaissant l'opacité des circuits, des montages, des trusts et des fondations qui ont conduit certains de ces avoirs à Jersey, attendez qu'on en détermine clairement les propriétaires en dernier ressort ». Et ce ne sera pas une mince affaire !
Ce n'est un secret pour personne dans la communauté financière jersiaise ainsi qu'une partie de la population que pendant des années leurs institutions ont accueilli sans vergogne des avoirs russes dont l'origine était clairement douteuse, voire criminelle, dans les années Eltsine et Poutine.
Parmi d'autres témoignages, nous retiendrons celui d'un « initié » qui travailla pendant ces années dans une grande institution jersiaise et qui nous confia récemment, sous couvert d'anonymat :
« Si vous voulez me parler des avoirs russes, je me souviens d'un administrateur de trusts de haut niveau qui travaillait pour une des principales banques de Saint-Hélier. Il me disait qu'en 1991 il avait signé un accord avec un client russe arrivé avec 100 millions de Livres d'avoirs. Je lui rétorquais alors qu'il était impossible que de telles sommes puissent avoir été acquises légalement. Mais cela ne posait apparemment aucun problème pour la banque, ni pour la classe politique au pouvoir, d'ailleurs »
On imagine combien il serait difficile aujourd'hui pour les meilleurs limiers de connaître le réel détenteur des avatars de cette coquette somme et de ses intérêts. Il est fort à parier qu'un grand nombre de sociétés-écrans en ont assuré l'opacité pour très longtemps. On connaît bien désormais le rôle de ces… poupées russes qui, à Jersey et ailleurs, ont pratiqué l'intermédiation et la « structuration » de ces fortunes aux origines obscures…
III. Pays occidentaux vs Russie : Des sanctions financières simples dans un monde financièrement compliqué
Trois semaines après la parution de l'article du J.E.P., dans la journée du dimanche 27 février, les Occidentaux ont – enfin – décidé d’exclure la plupart des banques russes de la plate-forme interbancaire Swift. Il s'agit de restreindre l’accès de la Banque de Russie aux marchés des capitaux, et de « paralyser » ses actifs, afin de limiter ses capacités à financer le conflit, selon les mots d’Ursula von der Leyen.
Les sanctions financières, l'exclusion de banques russes du système Swift, en particulier, sont présentées par la plupart des médias comme « l'arme absolue » face à l'invasion de l'Ukraine. Il ne s'agit pas ici de nier que ces décisions auront un impact sur l'économie et les finances russes, sur les kleptocrates qui le soutiennent depuis sa prise de pouvoir, sans parler des conséquences sur la population russe elle-même.
A partir d'un regard porté sur le vaste « biotope » financier de Grande-Bretagne et de ses satellites dont Jersey, nous tentons plutôt de mesurer ici combien l'opacité des intrications et les liens organiques entre investissements russes et les structures financières, économiques, immobilières etc de ce biotope rendent incertaines les décisions annoncées pour dissuader Poutine de mener à bien sa capture de l'Ukraine…
Source : « Links with Russia », Jersey Finance 2014 c/o Le Malotru
Grande-Bretagne et oligarques Russes : De vieilles connaissances
Depuis trois décennies, à partir du dépeçage de l'économie ex-soviétique par Boris Eltsine et ses amis kleptocrates, la Grande-Bretagne, la City et ses satellites (Iles Vierges britanniques, Ile de Man, Jersey etc.) ont accueilli à bras ouvert ces fortunes fraîchement acquises. Beaucoup de ces oligarques se sont avidement jetés sur la Bourse britannique, ont acheté des yachts somptueux ou des œuvres d'art. D'autres, parfois les mêmes, ont acquis des clubs de football, comme Roman Abramovich, résident fiscal de Jersey, acquéreur du Chelsea football club en 2003, sous les hourrahs des « tabloïds » dont le sport et le sexe constituent le fonds de commerce. Ils ont éminemment contribué à la financiarisation extrême du sport et à l'apparition brutale de salaires à des niveaux stratosphériques pour les joueurs payés via des montages acrobatiques situés dans des paradis fiscaux…
Source : « Links with Russia », Jersey Finance 2014 c/o Le Malotru
Personne n'ignorait l'origine douteuse, parfois crapuleuse même, de ces grandes fortunes. Mais les gouvernements successifs, celui du « socialiste » Tony Blair en premier lieu, se sont réjouis de les voir faire notamment des « donations » généreuses à leurs partis.
On a vu également alors se multiplier les « fondations charitables ». Ces fameuses « charities », une des spécialités jersiaises – voir l'affaire Granite/Northern Rock à l'origine de la Crise de 2007 – permettent de très lucratives exonérations fiscales et de discrètes successions esquivant toute taxe successorale.
Source : « Links with Russia », Jersey Finance 2014 c/o Le Malotru
Elles ont également favorisé des formes de blanchiment via l'immobilier dans les quartiers les plus huppés de Londres et du sud-est de l'Angleterre. Ces dernières années, les lois contre le blanchiment d’argent se sont durcies, notamment au niveau des banques, qui sont désormais forcées de procéder à des vérifications sur leurs clients. Mais il reste un trou béant avec l’immobilier. En 2017, on estimait que 44 000 propriétés à Londres étaient possédées par des sociétés étrangères, à 91% enregistrées dans des paradis fiscaux.
L'agence immobilière Savills, spécialisée dans ce marché haut de gamme, indique clairement que ce tsunami financier a conduit à une multiplication par huit en moins de 20 ans des prix dans le seul quartier de Kensington mais aussi à un enchérissement démentiel de l'immobilier britannique dans son ensemble.
Transparency International publia une étude significative en 2017 sur ces « individus à haut risque de corruption » (“high-corruption-risk individuals”). Sa conclusion était qu'il n'existait à l'encontre des agences immobilières et autres facilitateurs aucun dispositif de dissuasion crédible face au blanchiment d'avoirs russes d'origine criminelle ou pour le moins douteuse.
Source : « Links with Russia », Jersey Finance 2014 c/o Le Malotru
Un aspect moins connu mais significatif est l' « investissement » effectué par ces familles russes dans l'éducation – privée, of course, comme Eton ou Harrow – de leur progéniture qui permet aussi, dans la tradition des élites anglaises, de « réseauter » très tôt dans les milieux décisifs de la jet-set internationale. On estime ainsi à près de 50 millions de Livres les sommes directement versées à ces écoles par ces milieux russes.
Des accointances politico-financières inouïes se sont également développées lors de ce boom russo-britannique, parfois contre espèces sonnantes et trébuchantes, et donations plus ou moins occultes, majoritairement au profit du Parti Conservateur. On retiendra de manière anecdotique le cas de Lubov Chernukhin, dont l'époux fut ministre de Poutine, qui déboursa la coquette somme de 160 000 Livres pour… jouer au tennis avec Boris Johnson et David Cameron en 2014.
L'opacité de la dilution des milliards russes, directement ou indirectement via les paradis offshore, dans l'économie britannique, est totale
Distinguer les flux « russes » des autres types d'investissement au Royaume-Uni s'avère aujourd'hui impossible. Dès 2015, et plus encore en 2018 – après l’empoisonnement de l'ancien agent russe Sergei Skripal à Salisbury, le 4 mars 2018 – certains esprits s'étaient publiquement inquiétés du risque d'influence occulte que ce levier financier pouvait faire peser sur la démocratie britannique à l'instar, sous une autre forme, des « cellules dormantes » de la Guerre Froide.
La G.B, quelques années auparavant, à l'instar de Malte et Chypre, se vantait de pouvoir offrir des « passeports dorés » (« Golden Visas ») et la résidence britannique à ces investisseurs (« tier 1 investors ») en échange d'un million de Livres en Bons du Trésor britannique. Lorsqu'il apparut évident, en 2015, que l'origine des fortunes de certains candidats russes était d'une limpidité plus que douteuse, le gouvernement exigea un contrôle accru des fonds et doubla le « prix » de ces fameux visas, mais n'était-il pas déjà bien tard ?
Source : « Links with Russia », Jersey Finance 2014 c/o Le Malotru
Personne, d'ailleurs, aujourd'hui au sein du Trésor britannique n'est capable de dire combien d'argent « honnête » ou d'argent volé aux citoyens russes (via le pillage des ressources du pays, le vol, la corruption, les pots-de-vin etc) s'est retrouvé en Grande Bretagne et sous quelle forme.
Un des derniers chiffres disponibles, 25,5 milliards de Livres, date de fin 2016, fourni par The Office of National Statistics. Mais comme l'immense majorité des sommes d'origine russe qui entrent en G.B. proviennent de paradis fiscaux et judiciaires comme Chypre, les Bahamas ou Jersey, ces chiffres officiels ne représentent qu'une faible fraction des investissements réellement effectués par des entités russes. Moins d'un huitième, selon des estimations plus précises effectuées entre 2008 et 2018, notamment par Deutsche Bank, dont près de 70 milliards passés par les Iles Vierges britanniques, les Iles Caimans, Gibraltar, Jersey et Guernesey, auxquels il convient d'ajouter près de 100 milliards passés par Chypre, 13 milliards via la Suisse, et 23 milliards via les Pays-Bas et son réseau offshore discret mais efficace6.
Ces chiffres renvoient indiscutablement à une captation de la richesse nationale russe par une petite fraction de ses élites ; elle n'a aucun équivalent dans l'histoire selon Thomas Piketty qui résumait ainsi cette situation en 2018: « Le post-communisme est devenu le pire allié de l'hyper-capitalisme ». Avec Gabriel Zucman et Filip Novokmet, Thomas Piketty a publié (en anglais) une étude extrêmement détaillée sur l'ampleur et la distribution de la richesse en Russie à travers plus d'un siècle7. Il y apparaît que la richesse déposée offshore par une fraction minimale du décile supérieur des Russes les plus riches est égale à la totalité des actifs financiers détenus par le reste de la population. Aucune étude, évidemment, n'est parvenue à identifier quelle proportion de cette richesse offshore est détenue en G.B ou dans ses satellites comme Jersey, mais les analystes indépendants soulignent régulièrement son extrême importance. Et le silence, aujourd'hui, en ces temps exceptionnels, est brisé par certains « insiders » même…
Pendant ce temps-là en France… (Valeurs Actuelles 2016)
La nature même de ces satellites de la City comme Jersey, l'étendue des dommages que leurs pratiques fiscales font subir sur de nombreux pays, sur leurs systèmes sociaux et leurs services publics, en particulier, sont-elles réellement remises en question par ces démarches quasiment « suicidaires » si on les prend à la lettre ? Il est décidément bien difficile de convaincre que les grands discours sur la démocratie et la justice ne sont pas des mots creux.
Une fois encore, la formule de l’écrivain italien Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans son roman Le Guépard (1958), rendue célèbre par le film de Luchino Visconti, résume le scepticisme de nombreux observateurs à l'égard de Jersey et de ses entités comparables : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change ».
Notes
Illustrations : Elles proviennent d'un document émis par Jersey Finance en 2014 – à destination spécifique de la clientèle russe – que Le Malotru s'est procuré. Menacé par les injonctions de l'OCDE, de l'U.E. et des U.S.A., ce lobby bancaire et financier cherchait à prospecter alors de nouvelles zones, ciblant particulièrement les oligarques russes et les marchés des Émirats et du sud-est asiatique.
1) Jersey could ‘change history’ by freezing Russian assets. Jersey Evening Post, publié le 02/02/2022. ► Retour au texte
2) Le 22 novembre 2019, Der Spiegel publie un article intitulé « Le cas Magnitski. Qu'y a-t-il de vrai dans l'histoire sur laquelle sont fondées les sanctions américaines ? » (« Der Fall Magnitski. Wie wahr ist die Geschichte, auf der die US-Sanktionen gegen Russland beruhen? », Benjamin Bidder, Der Spiegel, 22 novembre 2019). L' article se trouve en accès libre dans sa version anglaise : Benjamin Bidder, « The Case of Sergei Magnitsky. Questions Cloud Story Behind U.S. Sanctions », Spiegel Online, 26 novembre 2019. ► Retour au texte
3) Arrêt Magnitskiy et autres c. Russie - détention et décès en détention d'un conseiller fiscal russe. Communiqué de presse de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, daté du 27/08/2019. ► Retour au texte
4) Jersey’s role in the worldwide anti-money-laundering effort. Jersey Evening Post, publié le 12/06/2020. ► Retour au texte
5) Finance firms will ‘lose out’ if they do not apply sanctions. Jersey Evening Post, publié le 27/02/2022. ► Retour au texte
6) How Britain let Russia hide its dirty money. O. Bullough, The Guardian, publié le 25/05/2018. ► Retour au texte
7) From Soviets to oligarchs : Inequality and property in Russia 1905-2016. Filip Novokmet, Thomas Piketty, Gabriel Zucman, World Inequality Database, April 2018. ► Retour au texte