Jersey, on détricote. Actualité d’un paradis local…
- Le 05/06/2015
- Dans Economie / Finance
La flotte Condor (voir nos articles précédents et l’article de Médiapart sur les conditions de travail des personnels navigants français) assure toujours ses liaisons quotidiennes Saint-Hélier Saint-Malo avec une régularité de métronome. Mais à Jersey, comme dans la presse française et internationale, le cœur n’y est plus, le sentiment de malaise à propos de « l’Ile aux fleurs » se répand irrémédiablement. Les millions de livres dépensés chaque année par Jersey Finance (et payés par les jersiais eux-mêmes) pour glorifier les activités financières ne suffisent plus à colmater les brèches et à prévenir l’ «effet Dracula ».
Des voix qui se font entendre
Le courrier des lecteurs du Jersey Evening Post (J.E.P), pourtant généralement très « contrôlé », laisse même paraître des « états d’âme » venus d’inconnus non réductibles aux agitateurs locaux que sont les amis d’Attac Jersey ou de Tax Justice Network, régulièrement présentés comme des traitres…
Ainsi, une certaine Sheela Le Cocq, de Saint-Hélier, et ce n’est qu’un exemple, s’exclame, c’est le titre de sa lettre au rédacteur-en-chef : « Réveillez-vous, regardez la réalité ! ». A l’adresse du Ministre de l’économie et des lecteurs du J.E.P, elle propose un constat sans concession : « Notre pauvre ministre des finances, tout triste et revenu de ses illusions a bien du mal à voir ce qui pourtant crève les yeux. Il a du mal à saisir ce que pourtant certains lui disent depuis bien longtemps. A savoir que le choix de réduire à néant l’impôt sur les sociétés, loin de sauver l’économie de notre Île est la cause même de sa destruction ». A ses yeux, il est clair que seuls les cabinets d’avocats et les comptables profitent réellement de ce que d’autres décrivent comme « la poule aux œufs d’or ». Elle poursuit : « Si nos produits financiers sont si bons, comment se fait-il que nous ayons besoin de soudoyer les gens pour qu’ils nous apportent leurs fortunes ? La réalité, c’est que nous sommes largement considérés comme une île qui fait surtout des affaires avec de l’argent douteux et de l’évasion fiscale, pardon, de l’optimisation… »
On ne saurait mieux dire, mais c’est vrai que l’annonce récente de l’augmentation des taxes sur la consommation des habitants de l’île a été la goutte qui fait déborder le vase et poussé certains, malgré les risques, à « gueuler enfin un bon coup », comme nous le disait récemment un îlais dans son « jerriais » fleuri, revendiqué même comme une forme de résistance à l’ « occupant », traduisez : La finance qui a capturé l’île depuis quelques décennies…
Le hurlement des fauves
Sous le titre « Jersey, paradis (fiscal) perdu », Eric Albert -qui a succédé à Marc Roche comme correspondant du Monde à la City de Londres- dans sa Lettre de la City (Le Monde 20 mai 2015), y va aussi de son couplet : « Entendez-vous les hurlements des grands fauves blessés au cœur de la savane ? ». Les grands fauves en question sont les gérants de fortune rassemblés dans un club luxueux au cœur de Londres pour la réunion annuelle de Jersey Finance, le lobby qui représente le secteur financier du paradis anglo-normand. Son patron, Geoff Cook, refuse évidemment cette étiquette diffamatoire. Et c’est vrai que Jersey a donné des gages ces derniers mois au point que Pascal Saint-Amans, « M. Fiscalité » de l’OCDE et bête noire de nombreux financiers ( voir à ce propos les attaques contre lui dans le documentaire Le Prix à Payer) s’est même fendu d’un compliment qui a dû lui coûter quelques brûlures d’estomac : « Je tiens à remercier Jersey pour l’excellent travail réalisé ces dernières années »… Il aurait pu remercier l’Administration états-unienne qui à travers FATCA, la législation financière, a forcé un certain nombre de paradis à rendre gorge par une menace sans rétorsion possible. Jersey, comme les autres, n’a jamais évolué que contraint et forcé. Les réactions des « grands fauves » méritent d’être mieux connues: « Il faut lire Piketty, il veut prendre l’argent des familles riches pour le redistribuer. Le monde est dangereux ». Geoff Cook tentait bien de les rassurer avec des propos clairement politiques : « Je suis sûr que la plupart d’entre vous se sent soulagé de la victoire des Conservateurs aux élections britanniques... » Mais rien n’y fait, quand ça va pas, ça va pas. Et tous ces braves gens, habitués à calculer avec la plus grande précision, en viennent à perdre le sens de la mesure des mots : « Les grandes familles dont nous gérons l’argent se sentent persécutées ». Rien de moins. Que font donc les Nations Unies ?...
La nuit, tous les prédateurs sont gris
Dans ce paradis en déclin où la monoculture financière représente 42% du P.I.B et 13000 emplois, les soucis des grands fauves ne sont pas sans répercussion concrète du côté du menu fretin. Un peu comme en Grèce, au final, même si le rapprochement ne paraissait pas évident.
Ce rapprochement, nous le devons à un journaliste du Télégramme de Brest, Didier DENIEL, venu rendre visite à la mi-mars au Comité local Attac Pays de Saint Malo - Jersey. Ceci eut lieu la veille de son départ pour un reportage d'une semaine en Grèce le jour même où ledit comité animait à Dinard le débat qui suivait la projection du film d’Harold Crooks « Le Prix à Payer ». Rappelons que ce film fait clairement apparaître les menaces sur la démocratie que font peser les pratiques financières prédatrices qui ont amené la Crise de 2008 et les politiques d'austérité qui ont suivi. Ce rapprochement était donc plus qu'une coïncidence pour ce journaliste passionné des problèmes économiques et sociaux!
D.Deniel souhaitait préparer avec les attaciens malouins une enquête sur "l'Enfer du décor" de Jersey, titre de son article. Il a pu rencontrer des « objecteurs » d'Attac Jersey dont les témoignages constituent une part importante de l'article et des vidéos qui l'accompagnent sur le site du Télégramme. Cette enquête est parue le dimanche 10 mai en "une" du Télégramme et sur deux pages intérieures :
D.Deniel montre comment l’île est devenue un des paradis fiscaux les plus courus de la planète : une cinquantaine de banques internationales y ont pignon sur rue. « Sans compter des centaines de trusts qui gèrent, dans la plus grande opacité, des milliards et des milliards de livres », explique John Heys, un militant d’Attac, qui a déclaré la guerre à la finance offshore avec, entre autres, son ami Maurice Merhet. La révélation récente d'un lourd déficit public, (135 millions de livres soit 184 millions d’euros) met à mal l'arrogance des Maîtres de Jersey, surtout quand on sait, comme le rappelle D.Deniel, que "Les entreprises offshore ne sont plus imposées à Jersey, exceptées les sociétés résidentes et financières à hauteur de 10% ».
On n’est jamais si bien servi que par les pauvres
Tout cela est choquant, bien sûr, quand on met cela en parallèle avec la réalité vécue par les jersiais natifs de l’île continuellement ponctionnés: "L’État prélève à la source 20 % de nos revenus, s’indignent John et Maurice. La TVA est passée de 3 % à 5 %. Les services sociaux estiment que plus de 8.000 personnes ont réellement du mal à joindre les deux bouts". Bref, du jamais vu depuis la Libération...
Le Jersey Evening Post, le journal local évoqué ci-dessus, ne peut plus dissimuler cette réalité : «Les impôts de 80 % des ménages augmenteront prochainement». Autre mesure envisagée pour rééquilibrer les finances publiques : la création d’une nouvelle taxe pour financer la politique de santé.
La suite de l'article, ses illustrations, les témoignages et les vidéos sur le site du Télégramme offrent une complète illustration du titre-jeu de mot: l'Enfer du décor, ou en "attacien": Paradis fiscal, Enfer Social...
Lisez l'article de Didier Deniel et n'hésitez pas à lui/nous faire part de vos commentaires (d.deniel@letelegramme.fr).
L'intérêt pour la question des paradis fiscaux et judicaires ne faiblit pas dans l'opinion, et on ne peut que se réjouir de voir aujourd'hui des journaux régionaux comme le Télégramme présenter ainsi ces questions -dites "complexes"- de façon parfaitement lisible. Saluons tout ce qui peut contribuer à ce qu'un plus grand nombre de citoyens s'en empare pour un vrai débat public et puisse opérer une pression plus décisive sur les politiques. Située à une encablure de Saint-Malo, l’île anglo-normande fait rarement l’objet d’articles ou d’enquêtes dans les médias locaux et régionaux. Les publicités touristiques pour Jersey ou Condor qui assure le monopole des traversées maritimes (« L’évasion commence à bord ») y abondent. On ne rit pas, circulez, il n’y a rien à voir...
A quand « Jersey paradis fiscal » à la une de Ouest-France ou du Pays Malouin?