Jouez au riche, devenez mécène, c'est le sport à la mode ! 1ère partie
- Le 12/06/2020
- Dans Economie / Finance
Quand l'Hôpital de Saint-Malo tend sa sébile et réduit vos impôts...
Naïveté ou ironie bien dissimulée, en pleine crise sanitaire liée à la Covid-19, notre quotidien régional de référence a formulé une invitation joyeuse, intitulant un article récent, à la manière des magazines américains d'hier et d'aujourd'hui :
« Et si vous deveniez mécène de l'hôpital… » (Ouest-France 18 mai 2020).
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Invitation au voyage
Le Malotru n'a pu s'empêcher d'y voir malice et d'inviter ses lectrices et lecteurs à un petit voyage dans le temps et dans l'espace, du local au global, puis du global au local, pour tenter de cerner ce fameux « mécénat ».
Les oeuvres de bienfaisance, la philanthropie, le mécénat ne sont pas tout à fait des concepts nouveaux. On peut même suggérer que, paradoxalement, notre bon pays se lance à fond dans cette pratique sociale au moment où elle bat de l'aile au pays qui lui a donné ses lettres de noblesse... ou d'infamie, c'est selon.
« American Dream » et rêve macronien
De grandes figures comme Andrew Carnegie, John D. Rockefeller ou la famille Vanderbilt ont contribué à mettre en place une bonne part de l’infrastructure culturelle -et sociale- des États-Unis dès le XIXème siècle (1). Certains historiens affirment même qu'ils ont longtemps compensé, par leurs actions de mécénat, une partie des manquements d'un État central fragilisé par la Guerre de Sécession (1861-1865). Leurs exemples ont fortement enraciné le « Rêve américain ». Ses deux « articles de foi » cardinaux sont les suivants :
- Chaque citoyen peut espérer devenir milliardaire
- S'il le devient, il se doit de rendre à sa communauté une part que la Providence lui a permis de gagner...
Le mythe a la vie dure au pays de l'Oncle Sam puisque selon une enquête de Cato Institute, parue en septembre 2019, 82% des états-uniens pensent qu'au pays de la libre-entreprise on doit pouvoir devenir milliardaire. A rapprocher du rêve macronien, vite caché sous le boisseau aujourd'hui : Il « faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires ». Notre Président était alors -7 janvier 2015- le patron de Bercy, mais déjà Jupiter perçait sous Manu. Il lui importait de marquer les esprits et de faire oublier le « je n'aime pas les riches » jadis prononcé par un précédent candidat à la fonction suprême, un « gauchiste » répondant au nom de François Hollande. C'était en janvier 2007, l' « ancien monde »...
Faire oublier l'État et…l'Impôt, une vieille histoire
On voit par là que le rapport à la richesse - et son « impensé », la « contribution citoyenne », l'impôt- habitent l'essence même du débat politique et se cherchent des modèles. Celui du jeu double entre richesse et mécénat, escamotant l'état et l'impôt, qu'offre le « modèle américain » n'a pas fini, semble-t-il, d'influencer certains de nos décideurs économiques et politiques. Dès l'origine, le mécénat est une affaire de riches par les riches, pour les riches, pas tout à fait notre idée républicaine de la Démocratie...
Selon le dernier rapport d'Oxfam (janvier 2020) on observe une nouvelle hausse des inégalités en France : 7 milliardaires posséderaient autant que 30% des Français les plus pauvres
Devenues icônes de la philanthropie et du « paternalisme social », les Rockefeller, Carnegie, Edison, et autres J. P. Morgan ont influencé très tôt non seulement leurs concitoyens mais aussi l'idéologie du capitalisme qui se répandait sur le monde comme la petite vérole sur le bas-clergé breton... Dès 1891, au moment où la production des aciéries états-uniennes dépassait celle de la Grande-Bretagne, on pouvait lire en traduction française « L'Évangile de la Richesse » (2)) du Roi de l'Acier, Andrew Carnegie, originaire d'Écosse, naturalisé américain, surnommé « l'homme le plus riche du monde » et incarnation parfaite du rêve américain.
Conscient de l'aspect potentiellement « scandaleux » de sa richesse, il y invitait ses lecteurs, essentiellement les richissimes « Happy Few », à faire preuve d'une générosité exemplaire face aux risques sociaux qu'il décrit parfaitement : « Cette question a vivement préoccupé les esprits prévoyants (...) Le spectacle insupportable pour beaucoup d'un pays divisé entre vastes agglomérations ouvrières, d'une part, et chefs extrêmement riches de l'autre, tend à créer un antagonisme qui peut affaiblir une nation, en détruisant son unité ; se produisent alors de fréquents tiraillements entre le patron et l’ouvrier, entre le capital et le travail, entre le riche et le pauvre, et dès lors, adieu à la bonne harmonie de la société ! ».
L'homme ne va pas lésiner ! Lorsqu'il meurt, en 1919, il laisse plus de 350 millions de dollars à diverses fondations et 30 millions à diverses œuvres de charité. Aux États-Unis, aujourd'hui encore, près de 2 500 bibliothèques publiques gratuites portent son nom...
Derrière toute grande fortune se cache un grand crime.
Honore de Balzac
Certains aspects moins glorieux du personnage sont évidemment rarement évoqués qui mettraient à mal la légende dorée. Ainsi, lorsqu'une grève éclata, en 1892, suite à une baisse massive des salaires de son usine d'Homestead, et que son adjoint fit donner la troupe, Carnegie écrivit ce télégramme depuis l'Italie où il passait ses vacances : « Félicitations sur toute la ligne — la vie est de nouveau digne d’être vécue — que l'Italie est donc jolie ». Il venait d'apprendre alors que la répression avait fait 16 morts…
On ne peut, bien sûr, en faire une règle historique, mais il est frappant d'observer que bon nombre d'opérations philanthropiques visent à une sorte de « rédemption par la charité » pour des « robber barons » («barons-voleurs ») et des bénéficiaires de grandes fortunes dont la source peut se révéler douteuse, voire criminelle. Certains scandales récents, notamment dans le domaine du mécénat artistique, ont jeté une lumière crue sur cette « criminalité en col blanc » qui se rachète parfois une vertu à bon compte.
On ne s'attardera pas ici sur la philanthropie ambigüe de Bill et Melinda Gates, de leurs liens avec Monsanto, par exemple, ni sur le mouvement The Giving Pledge lançé, en particulier par un multi-milliardaire, Warren Buffet (3). Celui-ci reconnaissait qu'avec l'optimisation fiscale de son fonds Berkshire Hathaway il payait proportionnellement moins d'impöt (19%) que sa secrétaire (33%)...
Un cas d'école, la Famille Sackler : Mécénat, Big Pharma et argent sale
En janvier 2015, Le Monde publia un article intitulé « un mécénat pas très net » (4) qui jeta le trouble dans le milieu de l'art. Les auteurs invitaient à un petit tour d'horizon de parrainages douteux en France et à l'étranger. La liste des « parrains » impliqués dans des transactions douteuses, illégales, voire criminelles n'allait cesser de s'allonger jusqu'à aujourd'hui...
Parmi tous ces mécènes, à titre d'exemple, nous retiendrons un Carnegie d'aujourd'hui, Mortimer Sackler. Avec son frère Raymond (nommé chevalier de la Légion d'Honneur en 1987, puis officier en 2013), il a vu se dérouler sous ses pieds le tapis rouge des plus grands musées des deux côtés de l'Atlantique. Jusqu'à récemment, une salle du musée du Louvre portait même son nom. La réussite économique de leur entreprise pharmaceutique, Purdue Pharma, source de cette richesse et de cette fabuleuse générosité, provient, en fait, d'un opioïde, l'OxyContin, dont ils connaissaient l'aspect addictif. A grand renfort de « marketing » et de « lobbying » ils ont abreuvé des millions d'américains pendant des années et sont reconnus aujourd'hui responsables de milliers de décès aux USA. Mundipharma, leur « marque » à l'international, basée en Grande-Bretagne continue de faire des victimes, en particulier au Brésil, en Inde mais aussi en Europe. Bref, un mécénat qui sent le sang et l'argent sale...
« Les Sackler ont empoché des milliards de dollars tandis que des milliers de personnes sont mortes de leurs médicaments provoquant une dépendance », a déclaré la procureure générale du Massachusetts, Maura Healey, dans un communiqué alors que s'ouvrait un des plus retentissants procès de ces dernières années. De mécènes adulés, plus fortunés et courtisés que les Rockefeller, ils sont devenus pestiférés à la suite du scandale sanitaire mais aussi d'autres révélations : des membres de la famille Sackler ont transféré 10,4 milliards de dollars vers des fiducies offshore et des sociétés holding (5). À la suite d'autres institutions également victimes consentantes du « naming » -c'est ainsi que les Dir'Com désignent ce parrainage- la direction du Louvre a décidé d’effacer en toute discrétion le nom de Sackler de ses salles...
Face à de tels scandales et au cynisme du sytème, comment s'étonner qu'à la suite de Bernie Sanders, notamment, les Démocrates, particulièrement les jeunes, n'hésitent plus à parler de socialisme. Selon l'étude du Cato Institute citée plus haut, les électeurs Démocrates assurent à 54 % que les milliardaires menacent la démocratie (contre 37 % pour l’ensemble des Américains).
NOTES :
1) Voir en particulier : Le capitalisme sauvage aux États-Unis. Marianne Debouzy, Seuil 1972
2) L'Évangile de la Richesse. Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3165124/f8.image.texteImage
3) Warren Buffett. Forbes: 24, 42–3. November 26, 2007.
4) Un mécénat pas très net. Article Le Monde 24.12.2014. Roxana Azimi et Harry Bellet. https://www.lemonde.fr/arts/article/2014/12/31/un-mecenat-pas-tres-net_4548133_1655012.html
5) Crise des opioïdes: les comptes controversés de la famille Sackler. Les Échos. https://www.lesechos.fr/industrie-services/pharmacie-sante/crise-des-opioides-les-comptes-controverses-de-la-famille-sackler-1157248