No Man is an Island
- Le 07/04/2020
- Dans Economie / Finance
Le texte qui suit fait suite à une série d'échanges récents avec nos ami(e)s d'Attac Jersey, engagé(e)s plus que de coutume encore dans l'aide à leurs concitoyens éprouvés par le confinement tout récemment appliqué dans les Iles anglo-normandes.
Pour rappel, nous dialoguons et luttons avec eux et elles depuis 2001 (Opération Etonnants Paradis). Nous les remercions de la sympathie qu'ils et elles ont souhaité nous adresser en ce moment particulier, et nous les assurons de notre profonde amitié.
Tenez bon, amis et amies de Jersey. Plus que jamais, «Take care»!
Aucun homme n’est une île, Jersey non plus...
Aucun homme n’est une île
Un tout, complet en soi
Tout homme est un fragment du continent
Une partie de l’ensemble
Si la mer emporte une motte de terre
L’Europe en est amoindrie
Comme si les flots avaient emporté un promontoire
Le manoir de tes amis ou le tien
La mort de tout homme me diminue
Parce que j’appartiens au genre humain
Aussi n’envoie jamais demander
Pour qui sonne le glas :
C’est pour toi qu’il sonne
(Pour le texte original en anglais : https://www.poemhunter.com/poem/no-man-is-an-island/)
La culture, à la rescousse !
Le confinement n'aura pas raison de notre dernier neurone. Rarement le fameux poème de John Donne, publié en 1624, ne nous aura paru aussi actuel et pertinent. Certains ont même admiré sa prescience du...Brexit : Si la mer emporte une motte de terre, l’Europe en est amoindrie...
On pardonnera au Malotru cette longue citation dont seuls les deux derniers vers sont généralement connus des français, grâce en soit rendue à Hemingway ; et à Sam Wood qui en réalisa une version filmique mémorable. Nous dédions cette lecture aux amis d'Attac Jersey.
Le virus et la mort frappent aujourd'hui Jersey qui découvre brutalement le prix d'une insularité bien particulière, celle d'un paradis fiscal et réglementaire qui a profité pendant plusieurs décennies d'une globalisation financière que certains croyaient sans limite. La crise sonne-t-elle le glas de cette mondialisation heureuse que nous vantaient Alain Minc et ses comparses ? En attendant, Jersey et ses habitants souffrent...
Hayek en a rêvé, Jersey l'a fait...
Pour Attac, le Hongkong de l'Occident des années Thatcher et Blair n'a jamais fait illusion en matière de redistribution ou de services publics. Paradis fiscal, Enfer social clamions nous déjà en défilant en 2001 dans les rues de Saint-Hélier. Nos amis attaciens jersiais de la première heure, Frank Norman, engagé dans l'accueil des oubliés de l'Ile, ou Rosemary Pestana, syndicaliste féministe engagée dans la défense des personnels hospitaliers, nous avaient déjà montré les ravages sociaux à l'œuvre au sein de ce microcosme emblématique d'un état comme Hayek en aurait rêvé: Une gouvernance fonctionnant «au consensus», pas de parti politique, des élections sans électeurs (un tiers à peine des citoyens se déplacent...), une syndicalisation réduite par intimidation, des associations caritatives faisant fonction de services sociaux, etc.
Sans oublier, comme à Monaco, ou aux Bermudes, un décor d'opérette pour série TV, dissimulant ici la disparition du tourisme et d'une agriculture pourtant longtemps prospères au profit d'une «industrie financière» hégémonique. Et, derrière les nobles façades aux discrètes plaques de cuivre, les meilleurs financiers du monde au service de l'opacité, de l'échappement à l'impôt (Apple...), des prix de transfert (les fameuses bananes de Jersey...), du blanchiment, et de la gestion des grandes fortunes mondiales. On y retrouve le Gotha des Paradise Papers, de Mrs Thatcher à Bernard Arnault...
Aujourd'hui, le Jersey Evening Post (JEP), seul quotidien local pour 85 000 habitants, ne fait plus sa «une» avec la photo de la plus belle vache jersiaise ou les clichés pittoresques de la célèbre Fête des Fleurs, elle affiche ses morts et ses cas confirmés de covid-19.
Des chiffres inquiétants...
232 cas confirmés pour Jersey (118) et Guernesey (114) à la date du vendredi 3 Avril alors que le confinement officiel («lockdown») venait seulement d'être activé lundi 30 mars. 5 décès à la même date (3 à Jersey, deux à Guernesey). A la même date, on comptait 154 personnes testées positives en Côtes d'Armor (près de 600 000 habitants), et 272 en Ille-et-Vilaine (plus d'un million d'habitants). La comptabilité, certes, est fluctuante et comparaison n'est pas raison en ces temps déraisonnables. Mais le Dr Muscat, responsable de l'Autorité Médicale de Jersey, conscient de la gravité de l'attaque, prévient : «On est, en fait, au tout début»...
L'avenir dira peut-être la validité des choix des uns ou des autres, et notre pays n'a certes pas de leçon à donner dans la gestion de cette pandémie. Mais l'approche «libérale» britannique, qu'on a retrouvée également aux USA, aux Pays-Bas, en Suède (1), au Brésil, etc, a d'abord fait le pari d'une immunisation par contamination généralisée («herd immunization», littéralement «immunité acquise en troupeau»). Les décideurs politiques de Jersey, comme d'habitude, ont emboîté le pas. Puis l'idée a fait son chemin, à Jersey comme ailleurs, que les conséquences du remède pourraient être pires que celles de l’épidémie.
On note que le premier cas fut signalé dès le 9 mars à Guernesey. Il s'agissait d'un ilais de retour de Ténériffe. Il fallut attendre le 30 mars pour voir le «lockdown» déclenché par les autorités politiques. Face à ce lent cheminement certains habitants des Iles anglo-normandes ne peuvent s'empêcher de penser et de s'inquiéter. Surtout quand on revoit les joyeux rassemblements du weekend dernier en ville et sur les superbes plages de l'Ile...
Sorties quotidiennes de deux heures et distanciation sociale de deux mètres environ («six feet») sont désormais la norme (2). Il était temps, disent certains, soulagés de voir enfin une réaction officielle à la mesure du danger qu'une courbe prévisionnelle, publiée le 4 avril (3) illustre. Elle met en parallèle le scénario «libéral» d'immunisation collective («laisser-faire») et celui de la distanciation sociale adopté depuis quelques jours. La ligne bleue indique la situation actuelle, en rappelant -comme le fait le JEP- qu'un cas signalé cache une dizaine d'autres cas probables. Autre enseignement, le pic de la pandémie n'apparaîtrait pas avant la fin du mois d'avril, voire, plus probablement dans la première quinzaine de de mai...
Réponse sanitaire et sociale, la course contre la montre
La population doit faire face à sa mesure dans un contexte qui, en temps normal, est déjà très coûteux pour beaucoup, notamment toutes celles et tous ceux qui ne sont pas affiliés, du fait de leur emploi, par exemple, à un régime privé d'assurance sociale. Tout cela au sein d'une entité politique (The States of Jersey) qui, sur le papier, dispose d'un PIB/habitant parmi les plus élevés du monde occidental...
Nos amies Pat Lucas et Jean Andersson, très engagées dans l'aide aux démunis, n'ont de cesse de nous rappeler que la pauvreté est bien présente au paradis : Entre 6 et 9000 personnes ont réellement du mal à joindre les deux bouts, des dizaines de famille reçoivent des bons alimentaires. Et, surtout, le fameux NHS (National Health Service) britannique n'a pas cours à Jersey, sauf pour les nombreux britanniques qui travaillent, notamment, dans «l'industrie financière», comme on l'appelle ici. Et, jusqu'à l'acte final du Brexit en cours de négociation, pour tous les européens de la Communauté européenne dont Jersey est naturellement exclue. Les Jersiais dit «de souche» («Jersey born») disposent de l'Hôpital Général à Saint-Hélier et de praticiens, «médecins de famille» répartis dans les paroisses de l'Ile. Chaque visite, souvent inférieure à 15 mn coûte 45 Livres auxquelles s'ajoute parfois une somme supplémentaire pour usage d'instrument particulier ou de soin spécial. On peut deviner qu'à ce tarif on ne précipite pas avant d'éprouver de sérieux symptômes...
Comme toujours, les nombreuses associations caritatives («Charities») sont déjà sur le terrain, compensant toutes les lacunes avec des moyens humains formidables et des moyens matériels qui dépendent de la générosité des habitants ou des entreprises, selon le principe de la philanthropie qui caractérise une bonne part du monde anglo-saxon. Une fondation, la Lloyds Bank Foundation for the Channel Islands a été une des premières à se signaler. Les coûts liés aux récents scandales de la maison-mère (l'affaire des ventes forcées d'assurance-crédit PPI) ne semblent pas avoir entamé la générosité de cette institution (4). Elle vient d'annoncer qu'elle mettait à disposition de ces associations la somme de 250 millions de Livres pour contribuer à réduire l'impact social de la crise. Ces associations doivent participer à un concours de projets qui seront sélectionnés par une commission ad-hoc : «Charities can immediately apply for grants... The money will be ready to be used by those who are successful within one or two weeks.» Les associations doivent donc candidater et l'argent sera disponible dans un délai d'une à deux semaines pour celles qui l'emporteront...
La bataille pour le moral des jersiais est bien engagée. Comme Emmanuel Macron l'a fait pour la France, le Chief Minister des States of Jersey a endossé une attitude martiale et pressé ses concitoyens de s'inspirer de celles et ceux qui avaient vécu l'Occupation, ne leur cachant pas que la partie engagée allait durer un long moment...
Un interventionnisme économique bien peu conventionnel
De manière très concrète, entreprises et salariés vont entrer dans des dispositifs d'assistance financière. A condition d'avoir été présents avec un contrat de travail depuis au moins cinq ans, les salariés au chômage technique recevront 150 Livres/semaine, 250 pour un couple au chômage, et 50 Livres par enfant. Ces chômeurs, cependant, ne seront éligibles à ces aides que s'ils acceptent de se rendre disponibles pour des taches d'intérêt général («community work») décidées par les services sociaux pendant la crise. Les travailleurs présents depuis moins de six mois recevront 70 Livres/semaine.
180 millions de Livres sont mis à disposition des entreprises et des commerces pour maintenir le système économique hors-d ‘eau, à travers garanties bancaires, report de loyers ou de paiement de la TVA, prêts spécifiques etc (5), en espérant qu'une bonne partie des activités pourra se poursuivre, notamment grâce au télétravail. On ne sait si cela s'applique aux emplois des services financiers de l'«économie virtuelle» qui depuis longtemps, et par nature, transfèrent des milliards de dollars ou d'euros d'un simple clic d'ordinateur à travers la planète...
Autre source d'inquiétude liée au caractère insulaire de Jersey et à sa dépendance extrême de la Grande-Bretagne, alors que l'Ile est située à une encablure des ports normands et bretons : Les chaînes d'approvisionnement, notamment en denrées alimentaires. Le Sénateur Lyndon Farnham, responsable du Développement économique, s'est rapproché de Condor pour sécuriser au mieux les circuits vitaux pour l'ile et ses habitants. On sait que la compagnie, suite à une transaction récente, est désormais copropriété de Brittany Ferries (actionnaire minoritaire) et de C.T.I, fonds d'investissement américain qui gère depuis Londres ses actifs européens. Une TV locale annonçait brièvement il y a quelques jours que les nouvelles conditions d'emploi liées à ce nouveau statut conduisaient certains salariés à un traitement très défavorable. Il sera intéressant d'y revenir dans quelques semaines pour éclaircir ce point...
En attendant, on sait que Condor Ferries a pris la décision de limiter les traversées du Commodore Clipper et du Commodore Goodwill au transport de marchandises non accompagnées uniquement, ceci dans le but de limiter l'impact du coronavirus et de maintenir l'approvisionnement des îles anglo-normandes.
Où on découvre une immigration qu'on va peut-être regretter...
Les quelques 8000 emplois direct de la Finance ont besoin pour prospérer d'une série d'emplois subalternes dans tous les services qui l'accompagnent, entretien des locaux, services hôteliers et de restauration, loisirs, etc. Ce qui reste de l'agriculture demande également une main-d'œuvre peu ou moyennement qualifiée. Dans tous ces emplois, on rencontre beaucoup de salariés, portugais, français, polonais. On ne rencontre guère à Jersey l'attitude xénophobe qui a surpris beaucoup d'observateurs en G.B autour du Brexit, l'utilité de ces étrangers est reconnue, l'avantage économique de la faiblesse relative de leurs salaires, également. Or, suite à l'arrivée du Covid-19, le gouvernement polonais a invité ses ressortissants à rejoindre leur patrie. Une sorte de pont aérien a même été mis en place dès les premiers jours de la crise, avec des vols directs Jersey-Varsovie de la compagnie nationale L.O.T proposés à 120 Livres/passager, mieux que du low-cost ! A cette occasion, beaucoup de jersiais découvrent que le nombre de ces résidents polonais, ces «invisibles», dépasse le chiffre de 3 000. Reviendront-ils ? La question est en suspens et ne manque pas d'inquiéter...
Sur le front sanitaire, pas de pitié, la concurrence mène le bal...
Les autorités sanitaires ont prévu de tester la population dans les semaines à venir, en donnant la priorité aux personnels soignants, 150 000 tests auraient été commandés. Ils étaient attendus sous peu mais un probable retard de deux semaines est déjà annoncé.
Jersey découvre, à son tour, après la France et d'autres, les bien peu plaisantes logiques de la mondialisation, la concurrence impitoyable dans l'accès aux produits et équipements sanitaires de première nécessité. Le Ministre de l'Intérieur du Land de Berlin, Andreas Geisel a parlé de «piraterie moderne» à propos des U.S.A qui achètent au prix fort -sur le tarmac de Shanghai- les précieuses cargaisons de masques et de tests destinés à l'Allemagne ainsi qu'à l'Italie, à la France etc
N'offre-t-il pas là, à son insu, une assez juste définition de cette mondialisation qui devait faire le bonheur des peuples? Et dont, à sa manière, la finance jersiaise, a fait son miel pendant ses «trente glorieuses»... Sécuriser une filière pour approvisionner Jersey ne va pas être une sinécure pour ce «petit dernier» jeté dans la cohue, si on juge déjà par les difficultés éprouvées par les Régions françaises, par exemple. Jersey a beau arguer de ses bonnes relations avec les autorités sanitaires britanniques, la partie est loin d'être gagnée. Actuellement, Jersey dépend largement de la Grande-Bretagne pour ses analyses biologiques, ce qui implique un délai de 48h pour les résultats.
La situation britannique est elle-même préoccupante. L'équipe de Boris Johnson, par idéologie Brexit, vraisemblablement, n'a pas souhaité participer aux appels d'offre communs de matériel sanitaire, notamment des fameux ventilateurs, lancés par la Direction Générale Santé de l'Union européenne dès le 31 janvier 2020. Le Monde du 3 avril révélait que Londres comptait sur ses propres forces et avait commandé 10 000 ventilateurs à un consortium national créé pour l'occasion, le Ventilator Challenge UK. L'homologation des prototypes se faisait attendre à cette date, et la presse n'hésite pas à parler de fiasco.
Jersey peut-il attendre sereinement une part du butin, et vraiment compter sur «les bonnes relations» avec le Grand frère Boris affichées par le Chief Minister? «Si ces équipements sont disponibles, nous les aurons», assurait ce dernier il y a quelques jours. Beaucoup en doutent et voient la courbe annonçant l'ampleur du désastre avec une légitime angoisse...
Le Comité local Attac Pays malouin - Jersey
NOTES:
(1) Sur le cas de la Suède, on lira avec intérêt l'entretien avec Jacob Lundberg, économiste en chef du groupe de réflexion libéral Timbro, à Stockholm, publié par Le Monde :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/03/coronavirus-la-suede-va-perdre-environ-460-000-annees-de-vie_6035431_3232.html | ▲Retour
(2) On notera, curieusement, que les terrains de golf resteront ouverts, à condition de respecter la distanciation sociale: «Golf courses can stay open as long as social distancing is fully observed, ensuring there is no congregation on the course or in other outdoor spaces». | ▲Retour
(3) Source: The Jersey Evening Post 4 Avril 2020 | ▲Retour
(4) Source: https://www.zonebourse.com/LLOYDS-BANKING-GROUP-4000786/actualite/Les-comptes-de-la-banque-LLoyds-plombes-par-le-scandale-PPI-30024760/?utm_content=20200220 | ▲Retour
(5) Source: https://www.itv.com/news/channel/2020-03-18/coronavirus-180m-support-package-to-keep-jersey-businesses-afloat/ | ▲Retour