Commentaire sur les passeports maltais

Une rubrique consacrée à Malte dans nos Éléments d'actualité fiscale Octobre-Novembre 2024, intitulée MALTE (Et si l’U.E. se portait mieux sans Malte ?) a attiré, en particulier, l'attention de deux lectrices du Malotru dont l'une est citoyenne maltaise. Elles nous ont fait parvenir le texte qui suit. Il apporte des précisions très intéressantes sur les conditions dans lesquelles l'adhésion à l'U.E. s'est produite et sur les logiques de corruption qui se sont développées ensuite jusque au plus haut niveau des autorités gouvernementales.

Le message qu'elles nous ont aimablement confié insiste également sur les révélations concernant la vente des fameux passeports maltais par la journaliste Daphne Caruana Galizia qui les a payées de sa vie en 2017. Il met aussi en lumière le large mouvement démocratique qui s'est levé à Malte à la suite de ces révélations et de ce meurtre. Nous les remercions de leur contribution au Malotru (et de leur traduction du texte, rédigé en anglais).

 

J’ai lu avec intérêt l’article intitulé « MALTE (Et si l’UE était mieux sans Malte ?) » dans la section Actualités fiscales du blog d’octobre-novembre 2024 publié par le malotru.org. En tant que maltaise qui soutient depuis le commencement l’adhésion de Malte à l’Union européenne, j’avais toutes les raisons de mordre à l’hameçon présenté par la question de l’article.

Dans la république îlienne de Malte, chaque sujet – qu’il s’agisse de football, d’actualité ou, plus sérieusement, de politique – divise la population en deux. Tel était le cas lorsque la population a été confrontée à la perspective de l’adhésion de Malte à l’Union européenne. Parmi ceux favorables à l’adhésion figuraient des entreprises motivées par l’avantage économique procuré par la perspective de faire partie d’un marché plus vaste, mais également des citoyens choqués par des événements qui ont eu lieu de la fin des années 70 jusqu’en 19871 et qui voulaient que leurs enfants aient la possibilité d’étudier et de vivre librement en dehors des côtes maltaises. D’autres encore avaient à l’esprit le bien commun et voulaient protéger le pays contre une nouvelle génération d’escrocs désireux d’exploiter une mentalité insulaire qui, chez une partie de la population, prend régulièrement le pas sur l’État de droit. (Cette mentalité a été qualifiée de familialisme amoral par Daphne Caruana Galizia la journaliste d’investigation assassinée en 2017 pour avoir révélé la corruption et les scandales du gouvernement).2

Les aspirations du camp pro-UE ont été bien exprimées par les mots de l’ancien Premier ministre Edward Fenech Adami, qui a mené avec ambition le processus d’adhésion de Malte à l’UE :

Notre demande d’adhésion à l’Union européenne a été inspirée par des facteurs historiques et économiques profondément enracinés. L’adhésion à l’UE est pour Malte une continuation naturelle, et non un changement radical par rapport à son passé. En effet, cela renforcera notre engagement envers ces idéaux, tels que les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit, que nous avons toujours cherché à renforcer et à défendre…3

Un sentiment de désespoir impuissant s’est emparé des Maltais favorables à l’adhésion à l’UE après les élections générales de 1996 qui ont vu le Parti travailliste arriver au pouvoir et geler immédiatement le processus d’adhésion à l’UE. Sous la précédente direction du Parti travailliste, qui était perçu comme quasi dictatorial, le gouvernement avait forgé des liens forts avec la Chine et la Libye et beaucoup craignaient que l’échec de l’adhésion à l’UE n’entraîne la création de liens avec des pays qui ne respectent pas les valeurs démocratiques. La situation s’est à nouveau inversée lorsque le gouvernement s’est effondré en 1998, déclenchant des élections générales qui ont vu le Parti nationaliste revenir au gouvernement et rouvrir rapidement le processus d’adhésion. En mars 2003, un référendum a abouti à un vote de 54 % en faveur de l’adhésion à l’Union européenne. Malte a finalement rejoint l’Union européenne en mai 2004.

Mais le Parti travailliste, sous la direction de son nouveau leader Joseph Muscat, a remporté à nouveau les élections générales de 2013 avec une victoire écrasante. Bientôt, des scandales impliquant le nouveau gouvernement dans des transactions suspectes sur des fonds et des biens publics ont commencé à être découverts. L’Azerbaïdjan et le Monténégro sont devenus alors les nouveaux pays partenaires en « affaires » du gouvernement maltais. Daphne Caruana Galizia a d’autre part révélé que le ministre de l’Énergie Konrad Mizzi et le chef de cabinet Keith Schembri ont demandé à ouvrir des comptes au Panama quatre jours seulement après leur venue au pouvoir. Un troisième compte appartenant à un détenteur secret, inconnu jusqu’à ce jour, est soupçonné d’être lié à l’ancien Premier ministre Joseph Muscat, depuis tombé en disgrâce.4 Les trois hommes sont confrontés à de graves accusations dans des affaires pénales en cours comprenant des pots-de-vin, du blanchiment d’argent et une fuite d’informations confidentielles, entre autres. Certaines des accusations contre Keith Schembri en particulier concernent des paiements provenant de la vente de passeports maltais.

Le système des « passeports dorés » (officiellement appelé Programme des investisseurs individuels)5 a une fois de plus divisé le public maltais en deux. Les loyers et les valeurs immobilières ont été gonflés pour tenir compte des sommes minimales que doivent payer les nouveaux citoyens dans le cadre de ce programme. Or, ces derniers se sont révélés massivement des « citoyens » fantômes ne mettant jamais les pieds dans leurs résidences. Les propriétaires qui ont profité de ces conditions très avantageuses pour leur louer ou vendre des biens se sont frotté les mains tandis que des centaines de salariés aux revenus moyens ne pouvaient alors plus se permettre de financer un modeste appartement pour y vivre. Le gouvernement n’a en outre pas restreint la délivrance de nouveaux permis de construction (alors que le pays manque gravement d’espace) afin que les grandes entreprises du bâtiment profitent de rentrées d’argent, ces promoteurs étant parmi les plus importants donateurs du Parti travailliste. Les promesses électorales de Joseph Muscat sous le slogan « Malte est à nous tous » n’étaient rien de moins qu’un écran de fumée pour que lui et ses camarades s’accaparent goulûment des biens publics afin de recevoir des pots-de-vin conservés – jusqu’aux révélations des Panama Papers – dans des comptes offshore secrets.

Nombreux sont ceux qui critiquent la vente de la citoyenneté maltaise par un parti politique qui défend historiquement les droits des travailleurs et la justice sociale alors que l’argent obtenu ne profite qu’à certains. Vendre des passeports contre de l’argent revient à remuer le couteau dans la plaie de milliers de migrants qui parviennent à atteindre les côtes maltaises, ou pire, meurent en essayant, pour être renvoyés ou placés dans des centres de détention. Ces personnes ont de bien meilleures raisons de quitter leur pays pour reconstruire leur vie à partir de zéro que n’importe quel millionnaire capricieux. Si chercher à résider dans un pays autre que le sien est un acte d’auto-préservation, qui le mérite le plus, celui qui cherche à accroître encore plus sa richesse souvent douteusement acquise, sans nulle préoccupation éthique, ou celui qui risque sa vie pour échapper à l’injustice, à la persécution ou à la famine ?

La vente de passeports maltais est choquante pour de nombreux Maltais, moi y compris, ainsi que pour la France et d’autres pays de l’UE. Elle est une double trahison : d’abord de principe car vendre sa nationalité contre de l’argent est immoral et choquant et ouvre les portes de l’union européenne à des affaires criminelles, de plus cela ne profite pas au bien commun du pays contrairement aux dires du gouvernement. Il faut opposer une résistance vigoureuse aux magnats qui tentent d’acheter leur entrée dans l’UE ainsi qu’aux puissants qui blanchissent l’argent provenant de la traite des esclaves et d’autres pratiques illégales dans les pays de l’UE grâce à l’achat de leur citoyenneté maltaise. D’autre part, il faut qu’il y ait un consensus au sein de l’UE pour interdire les régimes fiscaux « favorables » comme celui de Malte et pour brider les citoyens européens qui cherchent à profiter des paradis fiscaux partout dans le monde. C’est un sujet que les militants d’Attac connaissent bien !

Pour moi, être membre de l’UE est impératif pour que Malte ait précisément un cadre dans lequel la corruption ne puisse pas prospérer. J’espère que la contradiction inhérente au fait qu’un gouvernement qui profite de son appartenance à l’UE tout en bafouant les valeurs européennes sera condamnée par la Cour de justice de l’UE, interdisant la vente de passeports maltais et ne laissant au gouvernement d’autre choix que de se dissoudre.

Je conclus ma réflexion en évoquant l’élan d’activisme suscité par le meurtre de Daphne. Grâce au travail courageux et inébranlable de quelques individus et ONG à Malte, des foules se sont mobilisées pour réclamer la justice et l’État de droit. Cet activisme a conduit à la démission de Konrad Mizzi, ministre de l’Énergie, ainsi que de l’ancien chef de cabinet du Premier ministre Keith Schembri en novembre 2019 et, de manière significative, à la démission du Premier ministre Joseph Muscat en décembre 2019.

Le combat continue !Daphne foundation logo

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SOURCES

1 A theory of violence. Publié par Maltatoday, le 04/03/2015. (En Anglais.) ► Retour au texte

2  Amoral familism. Publié dans Running Commentary, Daphne Caruana Galizia's Notebook, le 25/03/2013. (En Anglais.) ► Retour au texte

3 Discours devant l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Publié sur le site du Conseil de l'Europe, le 28/01/2003. (En Anglais.) ► Retour au texte

 4 PANAMA PAPERS: This is the third (mysterious) company associated with Schembri’s and Mizzi’s. Publié dans Running Commentary, Daphne Caruana Galizia's Notebook, le 11/04/2016. (En Anglais.) ► Retour au texte

5 The story of the cash-for-passports scheme. Publié par La foundation Daphne Caruana Galizia, le 21/04/2021. (En Anglais.) ► Retour au texte

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Eléments d'actualité fiscale - Octobre, Novembre 2024

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