Le feuilleton Condor, suite
- Le 12/08/2015
- Dans Local
Dès la première « livraison » du Malotru, notre longue enquête sur l’entreprise de ferries transmanche Condor (« Condor, la belle affaire » janvier 2015) a eu un écho non négligeable, paradoxalement davantage au niveau national, via Médiapart notamment, qu’au niveau local où le tabou sur les liens incestueux de cette entreprise avec la C.C.I reste toujours aussi puissant.
Nos rencontres avec les deux matelots qui ont osé porter leur affaire devant les Prud’hommes, avec le soutien de la C.G.T, nous ont permis de faire avancer auprès de nos lecteurs la connaissance de ces incroyables conditions de travail au sein de Condor : Cette entreprise inscrite à Jersey joue avec des capitaux pseudo-australiens, arme des navires inscrits aux Bahamas et emploie des travailleurs français qui prennent leur poste à Saint-Malo et débarquent à Saint-Malo, mais qui relèvent du droit guernesiais. Comme nous l’indiquions, ces deux employés ne cotisent, pas plus que leurs employeurs, à aucun organisme social et ne peuvent donc prétendre à la sécurité sociale, à une retraite ou au chômage. Ils demandent donc la requalification de leur contrat en Droit français et la régularisation de leur situation auprès de l’URSSAF, de Pôle-Emploi, etc.
Dans nos deux articles précédents, nous rappelions leur vœu :
Que Condor Ferries soit contraint d'appliquer le Droit français pour leur catégorie de navigants dans la mesure où chacun d'entre eux part de St Malo et y revient dans le cadre de son travail. Leur combat, disions-nous, n'est donc pas personnel mais pose de façon flagrante la question du «dumping social» qui - comme le dumping fiscal- devrait interpeller aujourd’hui les responsables politiques à tous les niveaux.
L’échec de la conciliation aux Prud’hommes en février 2015 semble résulter largement de l’attitude de l’avocate de Condor, une pointure du Barreau parisien dont les propos rapportés par Ouest-France signalent, selon certains proches du dossier, le mépris implicite de ce type d’entreprise transnationale pour des organes paritaires d’un autre âge : «La société a été citée comme si elle faisait partie du Droit européen, ce n'est pas le cas. Il n'y aura pas de conciliation, c'est une question de principe. Cette affaire touche le droit international avec des questions très complexes. Ce n'est pas un simple conseil prudhommal qui résoudra cela. »
Ces marins, disions-nous, ont beau affirmer qu'ils embarquent chaque matin à St Malo et débarquent chaque soir au même endroit, Condor Ferries n'a que faire de cette évidence. Et la question demeure : L'entreprise peut-elle pour autant s'exonérer de ses responsabilités et d'obligations liées aux conditions concrètes de son activité? Surtout quand le Macquarie Group, le fond propriétaire, se targue dans ses documents de « pratiquer des investissements profitables mais aussi responsables » (2907676http://www.macquarie.co.uk/mgl/uk/about/news/2008/20080804)...
A l’approche du jugement éventuel des Prud’hommes de Rennes et Saint-Malo prévus en septembre, il importe de relancer l’intérêt public pour cette question emblématique du Droit du Travail, rien de moins. A l’heure où, au nom de la simplification administrative ou de la volonté à l’échelle européenne de voir adopter les « meilleures pratiques » (sous-entendu : concurrence fiscale et sociale), on remet allègrement en cause le principe même d’une législation sur le Travail, il paraît vital d’élargir l’information et les combats autour de cet enjeu. Rappelons que ce sont ces termes mêmes (« E.U’s best practices ») qui figurent dans les diktats imposés ces derniers jours au peuple grec...
On se réjouit de voir enfin un organe comme l’Humanité (daté 1er juin 2015) publier deux pleines pages sur cette question à partir du combat de nos deux navigants de Condor. On pourra regretter que l’article ne cite ni notre enquête ni celle de Médiapart - rédigée à la suite- même s’il en reprend l’essentiel. Le lien y est toutefois particulièrement plus prononcé avec la thématique croissante des travailleurs détachés, ce qui donne son ampleur réelle à cette affaire nourrie déjà par une riche jurisprudence que nous évoquions dans notre enquête publiée ici en janvier 2015.
Un chiffre montre la pertinence du sujet : Les travailleurs français constituent le troisième groupe de travailleurs détachés...en France, juste après les Polonais et les Portugais, et leur nombre ne cesse de progresser. Avec l’ « überpopisation » présentée comme inévitable par Jacques Attali, devons-nous considérer comme inéluctables ces délocalisations de contrats de travail ? Certes, la condamnation récente de Bouygues pour travail dissimulé à une amende de ...25 000 euros a été présentée comme un signal fort, mais il est permis de douter de la volonté politique, surtout à l’échelle de l’U.E, de mettre un terme à ces pratiques. Rappelons que dans ce cas les entreprises (une filiale de Bouygues et une entreprise sous-traitante) confiaient à l’agence d’intérim Atlanco Ltd, basée à Chypre, et à une société roumaine de BTP, Elco, le soin de trouver des travailleurs. On observera que l’« offshore » en matière de travail n’est pas que fiscal, mais que ces deux aspects coïncident souvent. L’enquête qui, dans le cas Bouygues a duré trois années n‘a toujours pas permis de retrouver Atlanco. Cette société ayant un bureau à Nicosie est, en fait, une société irlandaise qui faisait signer à des Polonais des contrats rédigés en anglais pour travailler en France, une configuration qui ne peut correspondre au détachement de salariés régis par une directive européenne, rappelle Francine Aizicovi dans son article publié par Le monde (9/7/15)
Nous savons que l’affaire Condor a conduit bon nombre de politiques et d’administrations concernées (voir article paru ici en février 2015) à s’interroger davantage sur les tenants et les aboutissants sociaux, légaux, économiques et juridiques de cette nébuleuse et de ses pratiques. L’affaire est suivie de près, mais une implication plus nette des syndicats, associations, partis politiques à la veille d’une éventuelle décision des Prud’hommes pourrait d’abord apporter un soutien humain et social aux deux courageux matelots à l’origine de l’affaire. Elle pourrait également, au-delà de cette affaire, utilement relancer le combat contre le succès, pour l’heure évident, du « modèle anglo-saxon » de pseudo- flexibilité qui touche aussi bien le travail dominical que les formes « ludiques » de management que nous aborderons à nouveau dans une prochaine rubrique « dans le rétroviseur » à propos d’entreprises de la région.
Ce qui se joue au travail dans les formes contemporaines que nous évoquons à partir de Condor, c’est ce moment historique dans lequel, selon les termes de Sophie Robin-Olivier, « le rééquilibrage du rapport inégal des parties au contrat de travail ne constitue plus un objectif de la politique sociale » (S.Robin-Olivier, Les contrats de travail flexibles. Une comparaison internationale, Presses de Sciences-Po, Coll. « Sécuriser l’emploi » Paris 2015) Du local au global, disions-nous. De Jersey à Saint-Malo via les Bahamas, nous y sommes...